Le site de Dembeni n’est pas le plus ancien de l’île puisque son occupation débute après 850, mais il est certainement, par sa superficie et la nature exemplaire de ses vestiges, le site médiéval le plus important de Mayotte, et probablement, son ancienne capitale entre les IXe et XIIe siècles.
vue aérienne de la vallée de Dembeni, M.Pauly 2007
Il fut découvert en 1975 par l’équipe d’archéologues américains (université du Michigan) dirigée par H.T. Wright qui l’attribuèrent à la période culturelle Hanyoundrou, puis fouillé à plusieurs reprises par C.Allibert et son équipe jusqu’en 1991. Un archéologue de l’INRAP, B. Desachy, y mena une fouille en 1999 et 2000 en vue de former des agents du patrimoine.
Le site est malheureusement en cours d’urbanisation et une grande partie est menacée par les aménagements.
Dembeni, malgré son ampleur, ne présente aucun vestige maçonné significatif puisque la construction en végétal semble avoir été privilégiée avant le XIIe siècle. La fouille archéologique de 2000 a néanmoins mis en évidence les arases d'un muret en corail appartennant à une structure indéterminée (l'interprétation comme mosquée paraît très attive) correspondant à des constructions employant des soubassements en pierre (moellons de corail non hourdés). Ce site se présente donc comme un plateau de 5 hectares où les travaux agricoles font surgir du sol quantité de tessons. Des aménagements pierreux occupent néanmoins le bord du plateau et s’avèraient être des centaines de fours métallurgiques rudimentaires. Claude Allibert qui conduisit la fouille sur ceux-ci les décrit ainsi:
Les récentes fouilles menées à Mayotte apportent la preuve que la métallurgie du fer y était menée dès le X-XIe siècle à grande échelle. Nous avons pu confirmer cette industrie qui s’opérait dans des batteries de fours métallurgiques de réduction présentant des souffleries à piston de type austronésien. Le système de ventilation forcée utilisait des tuyères enterrées moulées qui rejoignaient des puits verticaux creusés dans le sol. Ces fours étaient probablement reliés entre eux par ces systèmes de ventilation couplés. Le chargement en minerai et en charbon de bois se faisait par le haut pour ne pas avoir à reconstruire le système de ventilation à chaque opération technique. On concevait le four non pas comme un ensemble sur lequel on pouvait greffer des tuyères et des souffleries indépendantes et amovibles, avec un écoulement du métal par le devant, mais plutôt comme un ensemble à souffleries enterrées dont probablement seul le sommet était remplaçable ou destructible pour accéder au foyer où le massiot était récupéré. La nature du minerai n’a pu être déterminée mais il est probable que ce fut le sol latéritique volcanique de décomposition qui fut utilise.
Claude Allibert, La Profondeur de l’incidence du continent noir sur l’océan Indien occidental, Regard sur l’Afrique 2002
Cependant, cette interprétation des empierrements du plateau de Dembeni comme correspondant à des "batteries de fours métallurgiques" serait attive, ces pierriers, dont une section a été fouillée en 1999 par Desachy correspondant en réalité à un enclos en pierres sèches entourant le site à partir du XIe siècle. Cette dernière interprétation rejoint l'opinion de Wright (1993). Cet enclos en pierre ayant recouvert des niveaux plus anciens conservant les traces d'activités métallurgiques.
Les niveaux archéologiques datés par des objets importés des IXe-XIe siècles fournissent en effet la preuve d'une métallurgie intense sur ce site durant cette période (présence de scories, creusets, massiots et objets en fer produits localement).
Le fer produit à Dembeni servit tant aux besoins des forgerons mahorais qu’à l’exportation en direction de l’Inde où il avait excellente réputation pour la fabrication des armes. Le géographe arabe du XIIe siècle, Al Idrisi, dans sa géographie du monde dédiée au roi Roger II de Sicile, évoque la production métallurgique dans le canal du Mozambique (pays de Sofala) en ces termes:
« Il faut dire que le pays de Sofala renferme, dans ses montagnes, de nombreuses mines de fer et les gens des îles du Javaga et autres insulaires qui les entourent viennent là chercher ce fer pour, ensuite, l’exporter jusque dans l’Inde tout entière et dans les îles qui s’y rattachent. Ils en retirent un gros profit car le fer, en Inde, est la matière principale de tout son trafic commercial et, en outre, bien qu’il y ait du fer dans les îles de l’Inde et des mines exploitées, celui de Sofala est plus abondant (à la fonte), plus pur et plus malléable. Il y a aussi que les Hindous excellent dans la composition des mélanges d’ingrédients ajoutés au fer en fusion pour en obtenir ce métal dit hindi qui est travaillé dans leurs forges produisant les sabres.»
À gauche, fragments de tuyères, à droite, polissoir à perles (M.Pauly 2007)
Pointe de lance (H.D.Liszkowski 1997)
La participation de Mayotte au grand commerce se traduit ainsi par la profusion, sur ce site, des importations malgaches, africaines, islamiques et chinoises (par l’intermédiaire des commerçants du Golfe persique).
Très tôt, les chercheurs remarquèrent l’abondance à Dembeni, d’une céramique régionale, ayant la particularité d’être recouverte d’un engobe rouge brillant et de lignes de graphite. Celle-ci se retrouve du Nord-Ouest de Madagascar aux cités swahili de la côte est africaine, et des exemplaires ont même été retrouvés au Yémen lors des fouilles archéologiques du site de Sharma. Sa production cesse au XIe siècle et une origine comorienne à cette poterie est admise bien que la graphite employée ne peut provenir que de Madagascar. Elle témoigne de la vitalité des réseaux d’échange à l’époque Dembeni (Xe-XIe siècle).
Exemplaires de poteries "rouge Dembeni" à décor graphité (M.Pauly 2010)
Qui étaient les Dembeniens ? Cette question passionnante pose le problème des origines de la population des Comores.
Les auteurs arabes contemporains de la civilisation Dembeni, tels Maçundi et Borzog Ibn Shahriyar nous apprennent qu’au-delà du pays des Zenj (les Noirs bantou) est le pays des Waqwaq (austronésiens). Borzog Ibn Shahriyar dans sa compilation de récits de marins écrite au Xe siècle rapporte cet intéressant témoignage confirmant la présence austronésienne à la côte africaine dès cette époque:
« Ibn Lakis m’a rapporté qu’on a vu les gens du Wakwak faire des choses stupéfiantes. C’est ainsi qu’en 334 de l'Hégire (945-46) ils leur arrivèrent dans un millier d’embarcations et les combattirent avec la dernière vigueur, sans toutefois pouvoir en venir à bout car Kanbalu (1) est entourée d’un robuste mur d’enceinte autour duquel s’étend l’estuaire plein d’eau de la mer, si bien que Kanbalu est au milieu de cet estuaire comme une puissante citadelle. Des gens du Wakwak ayant abordé
chez eux, ils leur demandèrent pourquoi ils étaient venus précisément là et non ailleurs. Ils répondirent que c’était parce qu’on trouvait chez eux des produits qui convenaient à leur pays et à la Chine, comme l’ivoire, l’écaille, les peaux de panthères, l’ambre gris, et parce qu’ils recherchaient les Zenj(2), à cause de la facilité avec laquelle ils supportaient l’esclavage et à cause de leur force physique. Ils dirent qu’ils étaient venus d’une distance d’une année de voyage, qu’ils avaient pillé des îles situées à six jours de route de Kanbalu et s’étaient rendus maîtres d’un certain nombre de villages et de villes de Sofala des Zeng, sans parler d’autres qu’on ne connaissait pas. si ces gens-là disaient vrai et si leur rapport était exact, à savoir qu’ils étaient venus d’une distance d’une année de route, cela confirmerait ce que disait Ibn Lakis des îles du Wakwak: qu’elles sont situées en face de la Chine. »
Borzog ibn Chahriyar, Les merveilles de l’Inde, Xe siècle
1:Kanbalu est une île de la côte africaine, probablement l'île de Pemba où un site archéologique du Xe siècle se trouve à Mkumbuu.
2: Zenj signifie en arabe les Noirs: il s'agit des populations bantou à l'origine de la civilisation swahili.
Cette gravure tirée des voyages de William Ellis (William Ellis, Three visits to Madagascar during the years 1853-1854-1856, New York, 1859, p. 294), présente les activités métallurgiques traditionnelles à Madagascar. On y reconnaît la même technologie austronésienne (notamment ventilation forcée par soufflets verticaux à piston) que celle mise en évidence sur les sites de Bagamoyo par le professeur Claude Allibert et Alain et Jacqueline Argant. En 1990, Claude Allibert pense identifier cette technologie à Dembeni.
La découverte à Dembeni de caractères culturels typiquement malgaches (métallurgie peut-être de technologie austronésienne comme à Bagamoyo, l’utilisation magico-religieuse du quartz hyalin, importations malgaches tels les vases en chloritoschiste, culture du riz, et introduction d’espèces animales provenant de Madagascar: tortue terrestre, lémurien et tenrec ainsi que l’escargot malgache Achatina fulica) ajoutent aux témoignages des écrits arabes un faisceau de preuves confirmant la présence austronésienne à Mayotte dès le IXe siècle.
Mais la présence de populations bantou n’est pas à exclure, car elle est elle-aussi confirmée à Dembeni mais aussi sur d’autres sites médiévaux de Mayotte, Majicavo et Kungu, par la présence d’une céramique de culture bantou, la TIW (triangular incised ware). La métallurgie est pratiquée en Afrique de l’est de longue date par les populations bantou qui l’ont introduite, si bien que selon C.Allibert, la recherche d’esclaves bantou par les Austronésiens et rapportée par Ibn Lakis au Xe siècle peut se comprendre par la recherche de main-d’oeuvre pour les opérations métallurgiques et expliquerait en partie le peuplement africain des Comores.
Ce travail de métallurgie dût demander une abondante et solide main-d’œuvre tant pour les opérations préparatoires (abattage des arbres, préparation du charbon de bois) que pour l’acte métallurgique. Or, c’est précisément à cette date que les Austronésiens viennent chercher des esclaves à la côte africaine. Étant donné la présence affirmée d’une métallurgie aux Comores mais également d’une recherche d’esclaves par les Austronésiens, je fais l’hypothèse que ces esclaves avaient pour rôle de participer à cette métallurgie. C’était la raison de leur transport vers ces îles que les auteurs nomment Komr (le groupe comoro malgache) sur une distance assez courte. On n’emmènera pas loin ni le minerai (si transport du minerai il y a car la latérite des sols volcaniques peut suffire) ni les hommes, suffisamment à l’écart des côtes africaines pour qu’ils soient contrôlables.
Claude Allibert, La Profondeur de l’incidence du continent noir sur l’océan Indien occidental, Regard sur l’Afrique 2002
D’autre part, il n’aura pas échappé que la navigation d’île en île dans le canal du Mozambique permet d’atteindre la côte de Madagascar aisément depuis l’Afrique, y compris pour de modestes embarcations de pêcheurs côtiers.
La recherche de traces d’un éventuel peuplement ancien anime actuellement l’équipe de Félix Chami en Grande Comore sans que pour l’heure il n’y ait eu de certitudes sur la datation des vestiges découverts à Malé. Cependant, les écrits greco-romains des auteurs des premiers siècles de l’ère chrétienne, Pline l’Ancien et l’anonyme du Périple de la Mer Erythrée apportent comme le souligne C.Allibert, des toponymes pour la région du canal du Mozambique renvoyant au commerce de l’écaille de tortue. Ceci laisse entendre qu’une présence, au moins saisonnière, de pêcheur africains motivés par le commerce de l’écaille de tortue, n’est certainement pas improbable et constituerait ainsi dès le premier millénaire de notre ère, le premier fond humain africain s’établissant aux Comores.
Ainsi, Dembeni illustre comme d’autres sites contemporains à Mayotte et dans l’archipel des Comores, la rencontre du monde africain bantou et du monde austronésien.
Annexe: Bilan des fouilles de l'INRAP sur le site de Dembeni (campagnes de fouille de 1999 et 2000):
Bibliographie:
Allibert C.
1993 "Archéologie du 8ème au 13ème siècle à Mayotte, Paris, INALCO, Fondation pour l'étude de l'archéologie de Mayotte, Dossier n°1.
Allibert C., Argant A.&J.
1983 " Le site de Bagamoyo",Études Océan Indien n°2, Paris, INALCO,pp.2-40.
1989 " Le site de Dembeni", Études Océan Indien n°11, Paris, INALCO,pp.63-172.
Allibert C,. Liszkowski H.D., Pichard J.-C., Issouf S.
1993 "Dembeni 3, campagne de fouille de 1990", Paris INALCO, Fondation pour l'étude de l'archéologie de Mayotte, dossier n°2.
Allibert C. Vérin P.
1993 "Madagascar et les Comores: le premier peuplement", Archeologia n°200. pp.64-77.
Wright H.T
1984 "Early seafarers on the Comoro Islands: the Dembeni phase of the IXe-Xth centuries A.D.", Azania XIX, Nairobi, BIEA, pp.13-59.
1993 "Trade and politics on the eastern littoral of Africa, AD 800-1300", in The Archaeology of Africa, Food, Metals and Towns, Routledge London and New-York: 658-672