L'apparition aux Comores d'une élite islamisée (appelée à Mayotte kabayla lorsqu’elle revendique des ancêtres arabes prestigieux, Mungwana, lorsqu’il s’agit d’hommes libres islamisés) se distinguant du reste de la population par un mode de vie arabe (ustaarabu) qui se traduit notamment dans l'architecture domestique par l'usage de la pierre, est un trait culturel majeur des Comores que l'archéologie a permis de dater des XIVe et XVe siècles, tant à Anjouan (Wright 1992), qu'à Mohéli (Chanudet 1988) ou à Mayotte (Pauly 2010).Ce processus de formation des élites n'est pas propre aux Comores, on le retrouve pour la même période à la côte orientale de l'Afrique swahili, berceau de ces évolutions socio-culturelles, impulsées dès le Xe siècle par l'installation de migrants chiites originaires du Golfe persique (Horton 1996, Pradines 2009) et à la côte Nord-Ouest et Nord-Est de Madagascar, notamment à Mahilaka (Radimilahy 1998) puis au delà du XIVe siècle dans les échelles de Langany, Kangany et de Vohémar (Vérin 1975).
Aux Comores, et particulièrement à Mayotte, durant la période dite de la "civilisation Dembeni" (IXe-XIe siècle), il n'est pas observé à l'intérieur des localités de cette époque à Sima (Anjouan), Mwali Mjini (Mohéli), Mbashile (Grande Comore) où à Dembeni (Mayotte), une distinction sociale marquée tant dans l'habitat que dans la culture matérielle appréhendée par la dispersion homogène des tessons d'importation, Wright (1984). Pourtant, si l'on conçoit l'usage exclusif dans l'habitat de techniques de constructions employant des matériaux périssables (l'architecture en pierre se développant aux Comores qu'après le XIe siècle), il est tout à fait possible d'envisager l'existence de demeures aristocratiques, se distinguant des autres habitations, mais non encore révélées par l'archéologie du fait de la faiblesse des explorations archéologiques effectuées sur ces sites. L'existence à Mayotte et à Anjouan d’autres sites archéologiques contemporains beaucoup plus pauvres en objet d'importation semble indiquer à l'évidence une hiérarchie entre ces localités, et probablement l'existence d'une élite dès cette époque contrôlant chaque île depuis une capitale.
Contrairement à Anjouan (Sima) ou à Mohéli (site de Mwali Mjini), Mayotte connaît à partir du XIIe siècle une redistribution complète de ses lieux de pouvoirs caractérisée par le déclin et l'abandon du site de Dembeni suivis de l'apparition d'une dizaine de villages fortifiés tout autour de l'île, entre le XIIe et XVe siècle. La coïncidence entre l'effondrement de la civilisation Dembeni et l'apparition, dans ces premiers villages, d’enclos urbain conduit à envisager que l'effondrement politique de Dembeni (première capitale de Mayotte??) a été suivi par l'apparition des premières chefferies indépendantes, et dont la mémoire a été conservée dans les traditions locales.
Il est alors intéressant de comprendre quels ont été les facteurs qui ont contribué à la formation de ces élites durant l’époque des chefferies à Mayotte, ou comment à partir de simples petites communautés à vocation rurale, peu tournées vers le grand commerce alors capté par le site de Dembeni, se sont développés ces pouvoirs locaux qui sont à l'origine de la formation de chefferies connues au XVe siècle sous le nom de chefferies fani. La fouille menée à Acoua entre 2005 et 2008 avait mis en relief l'apparition au XIVe-XVe siècle d'un quartier d'habitation aristocratique en pierre avec processus d’urbanisation mettant en valeur le passage d’une architecture en matériaux périssables à une architecture domestique en pierre (Pauly 2010). La fouille de 2011, axée sur l'enclos urbain d'Acoua appréhende une occupation principalement située entre le XIIe-XIVe siècle et a apporté un nouvel éclairage sur cette question. Les premières phases d'occupation à Acoua (datées par analyses RC14, des Xe-XIIe siècles) donnent l'image d'une très petite communauté rurale, blottie à l'extrémité sud du promontoire où se développera aux siècles suivants la cité d'Acoua-Agnala M'kiri.
La consommation alimentaire appréhendée par les rejets retrouvés à la fouille du dépotoir est dominée par les ressources halieutiques (coquillages, poissons, crabe et tortues de mer), complétées par la consommation de volaille et de tanrec (hérisson). Il en est tout autre dans les niveaux ultérieurs où les ossements de petit bétail (ovin et caprin) sont mieux représentés. Les ossements de zébu, de la même manière, absents des premiers niveaux d’occupation, sont de plus en plus nombreux dans les niveaux ultérieurs, leur quantité augmentant significativement dans les niveaux du XIVe-XVe siècle. Ces évolutions de la consommation alimentaire, de plus en plus carnée, est éventuellement le signe de changement de pratiques alimentaires: l'usage de bétail pour la production laitière (ou de sang?) supplanté par une consommation privilégiant la viande expliqueraient l'augmentation des quantités d'ossements parmi les rejets alimentaires. Mais il nous paraît plus probable que ces évolutions fournissent ici une indication chronologique de première importance pour pointer l’époque de l'introduction du zébu (originaire d’Afrique) et du pastoralisme qu'il faut mettre en perspective avec la construction de l'enclos urbain d'Acoua.
La construction du rempart d'Acoua, formant une boucle d'un kilomètre de longueur pose d'emblée un problème chronologique: si sa construction est encore à déterminer (entre le XIe et XIIIe siècle), la surface défendue est beaucoup plus vaste que l'étendue du village à cette période, étendue déterminée par la dispersion de la céramique de tradition Hanyoundrou. Une seule porte à cet ouvrage maçonné a d’ailleurs été reconnue, à l'extrémité sud du site, à proximité de la zone d'habitat. Il conviendrait d'envisager ainsi cet ouvrage comme étant initialement un enclos pastoral destiné à la protection des troupeaux. Il faut mesurer quel fut l'impact du pastoralisme sur l’organisation du territoire villageois: les espaces agricoles, dédiés notamment à la culture du riz pluvial (paddy) ne se concilient pas avec l'élevage bovin. Son introduction nécessita donc la mise en valeur de nouveaux terroirs au détriment de zones forestières transformées en pâture. Des conflits d’usage entre zone agricole et zone de pâture purent exister. De même, on imagine sans peine les querelles entre villages lorsque des troupeaux laissés libres pouvaient ravager les cultures. La propriété de troupeaux et particulièrement de zébus implique certainement, dans ces communautés rurales égalitaires, une mutation de la société puisqu’elle contribua certainement à l’émergence d’une première distinction sociale. Encore aujourd'hui, le zébu est un animal thésaurisé, permettant de mesurer la fortune de son propriétaire. Il est certain que l'introduction du zébu contribua à donner naissance à une élite, par accumulation de cheptel. L'enclos pastoral révèle les rivalités naissantes entre ces villages: le vol de zébus étant suffisamment répandu pour motiver la construction d'importants enclos pastoraux en pierre.
Enclos pastoral à Madagascar, "voyage à Madagascar", Le Tour du Monde 1894, Coll. privée, M.Pauly.
Les traditions comoriennes recueillies par Sophie Blanchy (2010) associent le plus souvent l'arrivée du zébu aux Comores avec l'islamisation des élites (le partage d'un zébu lors de cérémonies politico-religieuses est un thème récurrent perpétué sous le sultanat, Blanchy 1997, Allibert 2000). Il est certain que ces processus: constitution de cheptel par une classe dirigeante naissante et islamisation des élites vont de paire pour expliquer la formation de lignages aristocratiques qui conforteront leur position sociale dominante par la participation aux échanges commerciaux régionaux.
M.Pauly
Bibliographie:
C. Allibert,
2000, « La chronique d’Anjouan par Saïd Ahmed Zaki », Études Océan Indien (Ceroi-Inalco), n° 29, pp. 7-92.
S. Blanchy,
1997, «Note sur le rituel d’intronisation des souverains de Mayotte et l’ancien ordre politico-religieux», Études Océan Indien (Ceroi-Inalco), n°21, pp.107-129.
2010, «Mythes et rites à Ngazidja, Comores. Origines du peuplement et construction culturelle» Archéologie, histoire et anthropologie des mondes insulaires. Volume d’hommage au professeur Claude Allibert, INALCO Paris, Karthala pp.211-239.
C. Chanudet,
1988, Contribution à l’étude du peuplement de l’île de Mohéli, thèse de 3e cycle, Paris, Inalco, 676 p.
M. Horton,
1996, Shanga, the Archeology of a Muslim Trading Community on the Coast of East Africa, Londres, British Institute of East Africa, 458 p.
M. Pauly,
2010, «Développement de l’architecture domestique en pierre à Mayotte, XIIIe-XVIIe siècle», Archéologie, histoire et anthropologie des mondes insulaires. Volume d’hommage au professeur Claude Allibert, INALCO Paris, Karthala pp. 603-631.
S. Pradines,
2009, «L’île de Sanjé ya Kati (Kilwa, Tanzanie): un mythe Shirâzi bien réel», Azania: Archaeological Research in Africa, Vol. 41, No. 1, 2009, pp.1-25.
C. Radimilahy,
1998, Mahilaka : an archaeological investigation of an early town in northwestern Madagascar , Studies in African Archaeology (Uppsala), n° 15, 293 p.
P. Vérin, 1975,
Les échelles anciennes de commerce sur les côtes nord de Madagascar, thèse d’état, 2 t., Lille, service de Reproduction des thèses, 1028 p.
H.T. Wright,
1984, « Early seafarers of the Comoro Islands: the Dembeni phase of the IXth-Xth centuries AD », Azania (Nairobi), n° 19, pp. 81-128.
1992,
« Nzwani and the Comoros », Azania (Nairobi), n° 27, pp. 81-128.
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