Extrait de la lettre du père Tachard, père supérieur général des missionnaires français de la Compagnie de Jésus dans les Indes orientales, au père de la Chaise, de la même compagnie, confesseur du roi.
«Nous levâmes l’ancre d’Anjouan le 14 d’août avec un vent favorable, mais qui ne dura pas; car à peine eûmes-nous fait sept ou huit lieues que le calme nous prit. Les courants nous portèrent vers l’île de Moali, et nous obligèrent à passer à l’occident de l’île de Comore ou Angasie [Ngazidja], la plus grande de ce petit archipel.
Ce fut un coup de providence spéciale pour deux pauvres Anglais, qui étoient dans cette île depuis deux ans, dénués de tout, et abandonnés aux insultes et à la cruauté d’un peuple barbare. Nous avions envoyé notre chaloupe à terre chercher quelque chose qui manquait; on mit en panne, et on l’attendit deux ou trois heures. Comme elle revenoit, nous fûmes fort surpris d’y voir deux hommes tout nus, décharnés et moribonds. L’un était âgé d’environ trente ans; l’autre ne paroissoit pas en avoir plus de vingt.
Après qu’on les eut interrogés, nous apprîmes qu’ils avoient fait naufrage à l’île de Mayotte, dont nous avons parlé. Le premier était dans un grand navire de la Compagnie d’Angleterre, qui s’étoit perdu il y avoit près de trois ans; et l’autre venoit de Boston, où il s’étoit engagé avec des flibustiers anglais. Ces deux vaisseaux avoient péri, parce que les pilotes avoient pris l’île de Mayotte pour celle de Moali.
Ceux des passagers et de l’équipage, qui purent se sauver à terre, furent traités par les habitants avec beaucoup de ménagement, aussi longtemps que leur nombre les rendit redoutables. Mais diverses maladies causées, aux uns par le mauvais air ou par la débauche, et aux autres par la tristesse et par le chagrin qu’ils prirent, les ayant réduits à quinze ou seize personnes, les barbares, qui ne les craignoient plus, cherchèrent bientôt les moyens de leur ôter les biens et la vie.
Il y avait parmi ces malheureux sept Français et trois Allemands; les autres étoient Anglais ou Hollandais. Comme leur nombre diminuoit chaque jour, et qu’ils se voyaient mourir de misère l’un après l’autre, ils prirent la résolution de sortir à quelque prix que ce fut de cette île, dont ils ne pouvoient pas espérer qu’aucun vaisseau d’Europe vint jamais les tirer, le port étant inaccessible à ceux mêmes d’une médiocre grandeur. Dans cette vue, ils firent, des débris de leurs navires, une chaloupe assez grande pour les porter; avec des sommes d’argent considérables qui leur restoient. Ils devoient mettre le lendemain à la voile, quand le roi du pays, qui eut quelque soupçon de ce qui se passoit, leur envoya demander leur chaloupe, qu’il trouvoit, disait-il, fort à son gré. Ce n’étoit visiblement qu’un prétexte pour les arrêter, et pour se rendre maître de leur argent. Les Européens, qui se trouvèrent alors assemblés dans une cabane sur le bord de la mer, tinrent conseil, et furent tous d’avis de refuser la demande du roi de Mayotte le plus honnêtement qu’ils pourroient. Ils virent bien qu’après cette démarche on ne chercheroit qu’à les perdre, et qu’ainsi, il falloit qu’ils se tinssent sur leurs gardes plus que jamais.Mais les barbares qui s’étoient aperçus que la poudre manquoit, par ce qu’ils n’alloient plus à la chasse, les environnèrent en foule et les attaquèrent avec furie dans leur cabane, où ils se défendirent longtemps. Comme elle n’étoit environnée que de grosses nattes, et qu’elle n’étoit couverte que de paille et d’écorces d’arbres, les barbares y mirent le feu, et y brûlèrent la plupart de ces misérables. Ceux qui échappèrent à demi grillés ne furent pas plus heureux, car on les mit brutalement à mort. Ainsi, de toute cette troupe, il ne resta que trois Anglais, qui se tinrent cachés jusqu’à ce que la fureur du combat et du carnage fut passée. On eut pitié d’eux, et on leur donna un petit canot avec quatre hommes qui les menèrent à Angasie [Grande Comore].
Ces pauvres gens y furent bien reçus par le roi de la partie occidentale de l’île où on les débarqua. Il les entretint d’abord ) ses dépends; mais s’étant bientôt lassé de cette hospitalité, il les laissa chercher de quoi vivre comme ils pourroient. Pendant une année et demie, ils se nourrirent du fruit du cocotier, et du lait qu’ils tiraient des vaches, quand ils pouvoient en trouver à l’écart; après quoi un des trois ne pouvant pas soutenir plus longtemps une si grande disette, tomba malade et mourut. Ses deux compagnons se mirent au devoir de l’enterrer; mais comme si la terre eût dû être profanée par la sépulture d’un Européen, les habitants d’Angasie ne voulurent pas le leur permettre, et les obligèrent de le jeter à la mer. Voilà ce que nous apprîmes ces deux Anglais.»
extrait des Lettres édifiantes et curieuses, missions étrangères, Mémoires des Indes, Lyon 1819, cité par Jean-Claude Hébert, "Mayotte au XVIIIe siècle, des pirates européens aux pirates malgaches, en passant par les sultans batailleurs et les traitants d'esclaves français" acte de conférence, 1998.
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