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Ces dernières années, d’importantes découvertes archéologiques obtenues au Nord de Madagascar par l’équipe du professeur Dewar (décédé cette année 2013) ont permis de faire remonter au deuxième, voire troisième millénaire avant notre ère l’occupation humaine à Madagascar. Ces découvertes qui aujourd’hui permettent d’entrevoir l’existence d’un mode de vie de chasseurs-cueilleurs ayant précédé pendant plusieurs millénaires les premières communautés agricoles posent en corolaire la question d’un peuplement de l’archipel des Comores à ces hautes époques, cet archipel étant la voie de passage privilégiée pour atteindre la Grande Île depuis la côte africaine.
L’abri sous roche de Lakaton’i Anja dans les gorges d’Andavakoera (région d’Antsiranana /Diego-Suarez) avait déjà permis dans les années 1980, de mettre en évidence des niveaux archéologiques datés du IIIe/VIe siècle après J-C, faisant de cet abri sous roche le plus ancien site archéologique de Madagascar. Une nouvelle campagne de fouille menée en 2011 par cette équipe (Dewar 2013) a mis en évidence sous les niveaux d’occupation médiévale (11e-14e siècles), un niveau archéologique présentant de l’outillage lithique daté de 1460/2370 avant J-C. par analyse RC14 de charbons associés. Sans que le hiatus dans la chronologie entre ces deux phases d’occupation soit expliqué, cette nouvelle datation repousse de plusieurs millénaires l’occupation humaine à Madagascar. Une autre campagne de fouille à Ambohiposa, également sur un abri-sous roche proche de Iharana (Vohémar) a également prouvé l’usage d’outils lithiques en obsidienne pour une occupation datée autour de l’An Mil.
Dewar: 2013, outillage lithique de Lakaton'i Anja
Ces découvertes, qui complètent celles en 2010 faites par l’équipe de Gommery (Gommery et al. 2011) dans les grottes d’Anjohibé (Nord de Majunga) d’ossements d’hippopotames nains portant des traces de découpe et datés de 2500 avant J-C, confirment l’existence à Madagascar d’un mode de vie de chasseurs/cueilleurs qui se serait maintenu jusque vers l’An Mil au moment du développement des premières sociétés agricoles de l’âge du fer.
Ces nouvelles données archéologiques modifient d’emblée l’interprétation traditionnelle qui était avancée jusque là et qui présentait Madagascar, autour de l’An Mil, comme un vaste jardin d’Éden, vierge de toute intervention humaine qui au moment du développement des premières communautés agricoles (culture du riz et déboisement pour le pâturage des zébus) aurait été suivi d’une extinction brutale de la faune endémique de Madagascar lors de la destruction des biotopes. Cette extinction, qui s’est déroulée principalement entre l’An Mil et 1600, aurait selon ces dernières découvertes débutées bien avant la fin du premier millénaire, et ne serait pas le seul fait des communautés agricoles. Loin d’être un phénomène brutal, celle-ci se serait échelonnée sur plusieurs millénaires. Parmi les espèces animales éteintes, les plus célèbres sont le grand ratite æpyornis, ou oiseau-éléphant (une variété d’autruche de 500 kg!), l’hippopotame nain de Madagascar ou les grands lémuriens (archeolémurs), ou plus généralement, toutes les espèces diurnes de plus de 10 kg.
Ces découvertes appellent néanmoins à la prudence car hormis une culture matérielle qui se résume à des microlithes laissés par ces chasseurs-cueilleurs, on ne sait encore rien de l’origine de ces populations. Toutefois, de telles découvertes posent comme corollaire la question de l’origine de ces populations, capables d’atteindre Madagascar il y a plus de 4000 ans! Si on laisse de côté l’hypothèse de naufragés Égyptiens au moment des explorations du pays de Punt, ou encore de Phéniciens réalisant la première circumnavigation africaine comme le conte Hérodote, une origine africaine de ces populations demeure assurément la plus probable. Il s’agirait alors de populations d’Afrique orientale pré-bantoues compte tenu de la chronologie de cette migration. Dans ce scénario, l’archipel des Comores, idéalement situé entre l’Afrique et Madagascar serait l’une des voies employées par ces populations pour atteindre le rivage malgache.
Il est donc envisageable d'émettre l'hypothèse de l'existence dans l'archipel des Comores de tels sites archéologiques, témoins de ces anciennes migrations vers Madagascar.
Avant toute chose, une constatation évidente s'impose: contrairement à Madagascar, l’archipel des Comores n’offre pas de faune, au delà des ressources halieutiques, rendant possible un mode de vie de chasseurs-cueilleurs: toute la faune terrestre chassée (tenrec, lémurien) ou récoltée (escargots achatina) ont été introduits à la fin du premier millénaire depuis Madagascar. La flore endémique est également très limitée, les plantes consommées actuellement ayant toutes été introduites à partir de la fin du premier millénaire.
Si une présence a pu exister à ces hautes époques, on peut supposer qu’elle privilégia donc les abords de plages où l’accès aux ressources halieutiques était aisé (s’ajoute la possibilité de capturer des tortues la nuit au moment de la ponte sur les plages). Malheureusement, ce type d’implantation côtière est peu propice à la préservation de vestiges archéologiques qui sont généralement détruits par l’érosion marine elle-même accentuée par la montée du niveau marin consécutif à l’affaissement de ces îles volcaniques. Aussi, il n’existe pas, à l’heure actuelle dans l’archipel des Comores, de site archéologique antérieur à l’an 800 de notre ère.
Le Professeur Chami, en Grande Comore, sur le site de Malé et à Anjouan dans la grotte de Bazimini a certes mis en évidence de l’outillage lithique mais trop tôt interprété comme appartenant à des époques très reculées (les dates de 2000, voire 4000 avant notre ère ayant été avancées à l’époque dans les médias!). Les datations RC14 obtenues s’avèrent dater pour les plus anciennes de l’époque médiévale (fin du premier millénaire). Toutefois, ces éléments confirment que là encore, en parallèle de la technologie du fer, l’outillage lithique était employé aux Comores (Chami 2011). Nous-même à Acoua, en 2011, dans des niveaux biens datés des XIIe-XIVe siècles, nous avons identifié de l’outillage lithique varié: lames de couteau, grattoirs, pierres à aiguiser... (Pauly 2012).
À gauche: outillage lithique de la grotte de Malé (Grande Comore), Chami 2011,
À droite: outillage lithique découvert à Acoua dans des niveaux des XIIIe-XIVe siècles, Pauly 2012.
Ces données archéologiques, confirment, comme à Madagascar, que les sociétés comoriennes médiévales employaient également de l’outillage lithique en parallèle de l’outillage en fer. Il faudra garder ce fait culturel à l’esprit pour ne plus à l’avenir sur-interpréter la découverte d’outillage lithique comme étant la preuve d’une occupation préhistorique!
En conclusion, il n’est donc pas possible aujourd’hui de confirmer pour l’archipel des Comores une occupation humaine qui serait tout aussi ancienne que celle mise en évidence à Madagascar. Si de tels sites existent, ils sont encore à découvrir et à exploiter avec prudence quant à leur interprétation. Cependant, ces récentes découvertes réalisées à Madagascar rendent toutefois plausible la possibilité d'un peuplement saisonnier ou d'escale aux Comores avant la fin du premier millénaire.
Félix Chami 2010 « Archaeological research in Comores between 2007 to 2009 », Civilisations des mondes insulaires, volume d’hommage au professeur Claude Allibert, Inalco Paris, Karthala Éd., pp. 811-823.
Robert E. Dewar et al. «Stone tools and foraging in northern Madagascar challenge Holocene extinction models», Proceedings of Academy of Sciences, Université du Michigan.
Dominique Gommery et al., 2011 «Les plus anciennes traces d’activités anthropiques de Madagascar sur des ossements d’hippopotames subfossiles d’Anjohibe (Province de Mahajanga)», Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, Palevol 10.
Martial Pauly 2012 Acoua, Agnala M’kiri, rapport de fouille archéologique, opération mai-décembre 2011. Rapport, SHAM. Mamoudzou, Préfecture de Mayotte / DAC. 76 p.
Les collègues qui ont participé à la formation "connaissance de l'histoire de Mayotte" retrouveront ici les cartes présentées lors de ce stage.
Note: Cette carte présente les grandes routes maritimes de l'Océan Indien médiéval entre le Xème siècle et le XVème siècle. Cependant tous les ports cités n'étaient pas actifs au même moment. Par exemple, Mahilaka à Madagascar décline dès le XIVe siècle. Se repporter aux cartes suivantes centrées sur le sud-ouest de l'Océan Indien pour avoir une chronologie plus précise.
Cette carte présente les grandes routes maritimes fréquentées par les navires européens à l'époque moderne. Il ne faut toutefois pas négliger le commerce traditionnel qui se maintient en parallèle entre l'Afrique et Madagascar par l'archipel des Comores.
En parcourant certaines publications ou sites Internet, on peut lire, concernant Acoua quelques affirmations sur son histoire qui sont très discutables. Je propose ici, au travers d’un petit «questions-réponses», de faire le point sur l’histoire de ce village très attachant.
Des naufragés Portugais ont-ils donné son nom à Acoua?
Au risque de déplaire aux européano-centristes convaincus, non, Acoua ne tire pas son nom du portugais. En effet, on peut encore lire, ici et là, que des naufragés portugais auraient demandé aux villageois de l’eau, et que depuis, le village porterait le nom d’Agua.
Comment? C’est Acoua avec un c? Ah, certes, l’eau se dit Agua en Portugais. Dommage.
Évidemment, l’origine portugaise ne tient pas. À vrai dire, si les Lusitaniens ont fréquenté l’archipel des Comores au XVIe siècle, aucun de leur navire n’est connu pour avoir fait naufrage à Mayotte. Par contre, en Petite Terre, l’ancien village de Pamandzi Keli était situé sur la colline de Mirandole. Or, Mirandole signifie «petite colline» en Portugais: c’est le seul témoignage d’une présence portugaise à Mayotte!
À cela ajoutons qu’au début du XVIe siècle, d’après les écrits de Piri Reis, les Portugais auraient mis des hommes à Mayotte. Proche du Mozambique, les habitants de l’archipel des Comores parlaient le portugais lorsqu’ils commerçaient avec les Européens de passage, et ce, jusqu’au XVIIIe siècle. Malheureusement, cette affinité avec les Portugais n’est pas vraiment attestée par l’archéologie, alors que la présence hollandaise a laissé plus de témoignages comme les monnaies retrouvées à Soulou par Daniel Liszkowski. Mais voilà, Acoua ne s’appelle pas non-plus water!
Mais alors d’où vient ce nom d’Acoua? Des escargots?
Ankoa signifie effectivement en malgache le lieu des escargots. C’est l’explication pour le nom du village la plus plausible et la plus communément avancée. Il y a quelques générations seulement, ce gastéropode était consommé par les villageois et les dépotoirs des sites archéologiques du village en présentent en grand nombre.
Une autre origine austronésienne peut être avancée. La côte Nord-Ouest de Madagascar possède de très nombreuses baies, d’où elle tire son nom de côte des baies, «ankoala». Jean-Claude Hébert a alors avancé que le toponyme d’Acoua avait la même origine. Et effectivement, la baie d’Acoua pourrait très bien avoir donné son nom au village: an- qui est le préfixe en malgache ki-bushi pour désigné un lieu habité, et koala pour la baie (tout comme dans Kwala-Lumpur puisque le malais et le malgache appartiennent à la même famille des langues malayo-polynésiennes). Cette explication séduisante impliquerait que les malgaches furent les premiers habitants d’Acoua.
Depuis quand le village d’Acoua existe-t-il?
Il est possible de répondre à cette question précisément. Les plus anciens vestiges archéologiques ont été retrouvés à la fois, dans le quartier d’Angnala M’kiri et sur la pointe Kahirimtrou sur le site d’Antsiraka Boira. Ces villages existent avec certitude autour de 1100 puisque des tessons de vaisselle du Golfe persique (sgraffiato tardifs) y ont été retrouvés. Des datations de charbon par analyse RC14 ont cependant fourni une datation plus ancienne remontant au Xe siècle. Mais il faut être très prudent avec ces datations «absolues» car les âges ne sont pas correctement calibrés pour l’hémisphère Sud et un décalage d’au moins un demi-siècle doit être pris en compte. La fin du XIe siècle reste donc la date la plus probable pour les premières installations dans la baie d’Acoua. Aucun tesson antérieurà 1100 n’a d’ailleurs été retrouvé à Acoua. Ce n’est donc pas l’un des plus anciens villages de Mayotte. Au contraire, de nombreux villages sont fondés à Mayotte durant cette période d’essor démographique.
Acoua est un village de Mayotte où l’on parle le ki-bushi (dialecte malgache de Mayotte), depuis quand les malgaches vivent-ils à Acoua?
À Acoua, on parle le Ki-bushi, qui est un dialecte malgache très proche du sakalava et du betsimisaraka. Ces communautés malgaches étaient très nombreuses à Mayotte au début du XIXe siècle: les premiers parce qu’ils ont accompagné le roi sakalava du Boina Andriantsouli dans son exil à Mayotte lorsqu’il fut chassé par les conquêtes merina de Radama, les seconds parce que leur pays subissait les exactions des Zafinifotsy et beaucoup s’étaient réfugiés également à Mayotte.
De là à dire que la présence malgache à Acoua ou généralement à Mayotte est récente (début du XIXe siècle), c’est un pas que certains ont franchi mais qui n’est pas satisfaisant. Il suffit de reprendre les écrits d’un témoin direct de cette époque: le cadi Omar Aboubacar qui rédigea la première chronique de l’histoire de Mayotte en 1865. Celui-ci, afin d’expliquer la présence malgache à Mayotte, ne s’arrêta pas à la simple arrivée de réfugiés du temps d’Adriantsouli, mais évoqua une ancienne tradition rapportant la migration de Malgaches à Mayotte, commandés par le chef Diva Mame, épisode placé au tout début du sultanat à Mayotte, soit la fin du XVe siècle. C’est dire que pour les Mahorais du XIXe siècle, l’ancienneté de la présence de communautés malgaches à Mayotte était une évidence.
Depuis, on sait par l’archéologie que Mayotte, certainement grâce à sa position géographique privilégiée, entretenait des liens culturels et commerciaux très forts avec Madagascar, et que, sans que l’on puisse en apporter une preuve définitive, des communautés malgaches étaient très anciennement présentes à Mayotte. Par très anciennement, j’entends dès l’époque médiévale où se situent l’origine du peuplement de l’île.
Acoua présente-t-il les preuves d’une présence malgache ancienne?
À dire vrai, l’archéologie qui étudie les traces de la culturelle matérielle des époques passées a bien des difficultés à distinguer à Mayotte des différences notoires entre villages bantous de langue shi-maore et les villages malgaches: la céramique produite à Mayotte et plus largement dans l’archipel des Comores présente partout des décors similaires.
Néanmoins, à Acoua, pour des niveaux datés des XIIe-XIIIe siècles, une proportion plus grande de tessons à décors typiquement malgaches (avec des motifs en vague que l’on retrouve sur des sites du Nord de Madagascar: Mahilaka, Irodo...) semble privilégier cette époque pour une installation malgache. Une comparaison avec d’autres sites de l’île et correspondant aujourd’hui à des villages de lange shi-maore pourrait confirmer cette hypothèse.
Élément d’importance pour accréditer une présence malgache ancienne, le nom de l’ancien chef d’Acoua conservé par la tradition d’Acoua est celui d’un malgache islamisé: Bacari Garouwa Maro. Ces chefs, appelés fani à Mayotte, auraient régné dans chaque village avant que l’île ne soit unifiée par le sultanat shirâzi (autour de 1500) même s’il est difficile de connaître avec certitude à quelle époque ils se rattachent précisément.
Enfin, sur le site d’Antsiraka Boira, un rocher naturel de très grande taille présente à ses abords une concentration importante de tessons à décors médiévaux. Il pourrait alors s’agir ici d’une de ces pierres sacrées malgaches (vatomasina) recevant des dépôts d’offrandes et rituels animistes, et ce malgré l’islamisation (comme encore de nos jours à Chiconi pour la vato be rasi).
En quoi consiste les vestiges archéologiques découverts à Acoua?
Acoua est aujourd’hui un site archéologique bien connu même si chaque opération de fouille révèle des surprises.
C’est un site qui très tôt, au milieu du XIIe siècle, s’entoure d’un mur maçonné certainement à vocation d’enclos pastoral et défensif. La porte de cet enclos villageois, remaniée jusqu’à sa destruction complète vers 1400 est aujourd’hui visible depuis notre fouille archéologique, derrière la boutique de Djojo, quartier Agnala M’kiri.
Acoua possède les ruines d’une très ancienne mosquée. Son étude n’est pas achevée mais elle présente un appareil (agencement des pierres) typique des premières constructions d’Afrique de l’Est des XIe-XIIIe siècles, avec mur en brique de corail disposées en assises régulières. Cet édifice est incendié au XIVe siècle comme l’a daté une analyse RC14 de charbons de cette couche d’incendie.
Près de cet mosquée, vers 1400, de grandes demeures aristocratiques en pierre ont été étudiées. Leur plan rappelle déjà celui de la cour traditionnelle mahoraise (shanza) autour de laquelle des bâtiments en pierre étaient construits. On y reconnaît également l’influence arabo-swahilie dans la présence de petites pièces en enfilade. Près de la maison de Monsieur Tombou Ibrahim, dit le Brutal, il est encore possible de voir certaines de ces arases de construction fouillées en 2008.
Enfin, la fouille à Antsiraka Boira a permis d’identifier la nécropole de l’époque médiévale avec des tombes d’inspiration musulmanes datées des années 1100-1200.
Quand le village alors localisé à Agnala M’kiri s’est-il déplacé vers la plage?
Il est certain que le village entre en déclin après 1400: sa porte fortifiée est détruite, le quartier des notables abandonné: ses ruines servent alors de dépotoir durant l’époque moderne. Peut-être qu’une guère locale avec la chefferie voisine de Mtsamboro peut expliquer cela. C’est en tout cas ce qui est avancé par la tradition orale à Acoua.
On ne trouve pas à Agnala M’kiri de poterie postérieure à 1700. C’est donc au cours du XVIIIe siècle que le village a été définitivement abandonné, certainement pour le nouvel emplacement, au sud de la plage, où il est attesté au XIXe siècle. Ce n’est qu’avec la croissance démographique de ces dernières décennies et la frénésie de constructions que le village s’étend à nouveau sur le quartier d’Agnala M’kiri et se rapproche du site d’Antsiraka Boira.
Pourquoi dit-on qu’Acoua est une capitale religieuse de Mayotte?
C’est par ce que c’est la patrie du Cheik Anli (Anli Boun Safar), qui après avoir fait ses études en Grande Comore auprès du Cheik Maanrouf introduisit à Mayotte les premières confréries chadouli. Il eut en son temps (c’était au début du XXe siècle), des démêlées avec l’autorité coloniale qui n’aimait pas ces rassemblements de musulmans à l’époque où la France était en guerre contre l’Empire Ottoman, allié de l’Empire Austro-Hongrois et de l’Empire Allemand (Première Guerre mondiale). L’administrateur de l’époque, Charles Poirier, au nom de la lutte contre les confréries musulmanes, ne se priva pas de voler nombre de manuscrits qui enrichirent sa collection personnelle. Cheik Anli fit d’ailleurs quelques temps en prison à Dzaoudzi.
M. Pauly
Voici un lien pour consulter l'article de Stéphane Pradines et Pierre Brial sur la campagne de relevé topographique et de prospection sur le site majeur de Dembeni (IXe-XIIIe siècles) réalisée en 2011:
lien ici: link
Stéphane Pradines, fort de son expérience de fouille archéologique sur les sites de Gedi (Kenya) et de Sanjé ya Kati (Tanzanie), offre un regard inédit sur ce site médiéval majeur de Mayotte, encore aujourd’hui trop faiblement documenté compte tenu de sa richesse archéologique.
La richesse des importations présentes sur ce site dès les IXe-Xe siècles, qui dépasse nombre des sites majeurs de la côte africaine swahili, l'encourage à envisager Dembeni comme étant le célèbre port de Qanbalou évoqué par les auteurs arabo-persans du Xe siècle (Masundi et Borzog ibn Shahryar), argumentation pertinente (déjà évoquée par des chercheurs comme Claude Allibert) mais qui ne fera guère consensus parmi les chercheurs anglo-saxons!
Il offre également un point de vue très pertinent sur la périodisation historique fixée par Pierre Vérin dans les années 1970 ("période archaïque", "période classique") qui nécessitait d'être largement reconsidérée à l'aune de l'archéologie et de l'historiographie récente de l'Afrique orientale.
La note 1, très acerbe, lèvera les derniers doutes qu’il pouvait exister sur le bien fondé des découvertes du professeur Félix Chami à Ntsawéni, jamais confirmées depuis les annonces très médiatisées de 2010...
Il existe au Nord-Ouest de Madagascar ainsi que dans quelques villages de Mayotte (Poroani, Ouangani, Pamandzi-quartier de Sandravouangué- et peut-être anciennement à Acoua) une communauté musulmane de langue malgache mais qui se distingue du ki-bushi de Mayotte et du Sakalava: les Antalaotsy. Ces Antalaotsy (prononcer Antalaouts’ ou Antalaotra selon la prononciation malgache en Imerina), parlent un dialecte malgache comportant de nombreux emprunts à l’arabe et au swahili (nous renvoyons vers Noël Guenier qui a réalisé un lexique du parlé antalaotsy de Mayotte, Gueunier 1986). Jusqu’au XVIIIe siècle, par leurs cités commerçantes que Pierre Vérin a appelé les «échelles de commerce», les Antalaotsy étaient les intermédiaires incontournables maîtrisant le commerce maritime entre la côte Nord-Ouest de Madagascar et le reste de l’océan Indien occidental.
On peut dire, à titre de comparaison, que les Antalaotsy sont le pendant à la côte nord-ouest de Madagascar des Swahilis en Afrique de l’Est. Leur culture, bien que malgache comme leur langue l’atteste, est en effet largement influencée par la culture arabo-musulmane et leur culture matérielle (notamment l’architecture) s’apparente à celle de la civilisation swahilie. À la côte Est de Madagascar, les Antemoro de Manakara ou les mystérieux Rasikajy de Vohémar par exemple, en tant que Malgaches islamisés s’apparentent aux Antalaotsy.
Cette population antalaotsy qui échappe pourtant à bon nombre de guides touristiques sur Madagascar, ou quelque fois simplement appelés «Arabes», ont pourtant conservé des traditions très vivaces encore aujourd’hui. Leur histoire est principalement connue grâce au travail des historiens qui ont collecté les relations de voyage européennes des XVIe-XVIIe siècles, essentiellement portugaises (notamment les Grandidier), les descriptions ethnographiques comme celle de Guillain en 1845, et par les recherches archéologiques que Pierre Vérin entreprit il y plus de cinquante ans dans les baies de Mahajamba et de Boeny, près de la ville actuelle de Majunga. Même si les traditions Antalaoutsy ne remontent pas au delà du XVème siècle, l’établissement arabe de la baie d’Ampasindava à Mahilaka entre le Xe et XIVe siècle fut peut-être le premier port où s’élabora la culture antalaotsy. De même, aux Comores, et particulièrement à Mayotte, la civilisation Dembeni étudiée par d’éminents chercheurs comme Claude Allibert ou Henry Théodor Wright serait celle, un siècle avant Mahilaka, qui aurait forgé cette culture malgacho-bantou-arabo-persane à l’origine des Antalaotsy.
La côte nord-ouest de Madagascar: Ankouala, "la côte des baies":
Lorsque les Portugais explorent cette côte pour la première fois en décembre 1506, ils rencontrent toute une succession de ports de commerce peuplés d’Arabes, sous l’autorité d’un sultan résidant sur un îlot de la baie de Mahajamba. Cette région de Madagascar qui s’étend du cap Saint André, au Sud, au cap d’Ambre au Nord, présente de nombreuses baies où s’établirent entre le Xe et XVe siècles des comptoirs arabes que Pierre Vérin appela dans sa thèse de 1975, les «échelles anciennes de commerce de Madagascar».
1. Les traditions antalaotsy
1.1 Le mythe fondateur de l’île engloutie.
Tout comme les malgaches islamisés de le côte Est de Madagascar qui revendiquent être les descendants du géant Darafify, les Antalaotsy, qu’ils vivent à Mayotte, Nosy Bé ou aux environs de Majunga, affirment être originaire d’une île aujourd’hui disparue: l’île de Mojomby qu’ils durent quitter après une catastrophe naturelle qui l’engloutit totalement dans la mer. Si l’on imagine sans peine au travers de ce mythe le résultat catastrophique d’un cyclone ou d’un raz de marée dévastateur, la localisation de cette île, tout comme la chronologie de ces faits sont restés incertains.
1.2 Tradition antalaotsy recueillie par Guillain à Nosy Bé en 1845: un héritage shirâzi et swahili.
Comme pour les chroniques swahilies ou de celle des Comores, les Antalaotsy conservent en mémoire un récit fondateur de leur origine et de leur histoire. Peu diffusée, il est intéressant de le rappeler dans son entier:
La ville ou le district de Boukdadi, située aux environs de Basra (Bassora), était jadis sous l’autorité d’un cheik nommé Hassani, qui y vivait avec sa famille. Un jour, l’un de ses fils, ayant été réprimandé par lui dans une assemblée, en éprouva un tel ressentiment, qu’il s’emporta jusqu’à frapper son père au visage. Les assistants, indignés d’un attentat aussi odieux, allaient immédiatement mettre à mort le fils coupable; mais Hassan les arrêta et se contenta de le faire incarcérer. Cependant le soin de sa dignité, profondément blessée par cet outrage, qu’il ne sentait pas la force de laver dans le sang de son fils, lui faisait regarder comme impossible un plus long séjour dans le pays, et il conçut le projet de s’expatrier. Il fit donc toutes ses dispositions de départ, et, s’embarquant avec les gens qui devaient le suivre, ses esclaves et ses richesses, s’éloigne pour toujours des lieux témoins de son affront. La flotte qui portait les émigrants était composée de sept daws: elle sortit du Golfe persique, se dirigea vers la côte orientale d’Afrique, et y aborda dans une petite baie située un peu au Sud de Mombaza.
Hassani débarqua avec son monde, s’établit sur la rive gauche d’une rivière qui débouche dans cette baie, et y jeta les fondements d’un village qu’il nomma Pangani. On ne dit pas si ce nom était jadis celui de la rivière, ou si le nom de Pangani, que celle-ci porte encore, lui est venu du nom donné au village par son fondateur.
À sa mort, Hassani laissa deux enfants mâles, dont l’aîné, nommé Amadi, hérita de l’autorité de son père; l’autre nommé Kambamba se transporta avec ses partisans sur l’autre bord de la rivière, et y éleva le village de Bouéni.
Des guerres qui survinrent quelques années après dans le pays environnant, inspirant aux colons des craintes pour eux-mêmes, les décidèrent à quitter la côte d’Afrique et à chercher une contrée où ils pourraient vivre plus tranquilles. Les deux frères s’embarquèrent alors, avec tout leur monde, sur les bateaux qu’ils possédaient, et se dirigèrent vers la terre de Kom’ri, nom sous lequel Madagascar était alors désignée par les navigateurs arabes.
La flottille atterrit près de l’extrémité nord de l’île, à Ampan’hassi [Ampasindava], où les émigrants débarquèrent, avec l’intention de s’établir dans les environs. Ils y avaient fait déjà quelques constructions et élevé une muraille autour de l’emplacement choisi par leur village, mais ayant reconnu plus tard que le terrain avoisinant était impropre à la culture, ils se transportèrent au Sud, d’abord sur l’île dite Nossi-Comba, qui fut elle-même bientôt abandonnée, et ensuite à la baie de Matsamba [Mahajamba]. Là ils fondèrent un nouveau village qui fut appelé Pangani. Du nom de leur premier établissement d’Afrique. Le nom de Langani sous lequel ce village fut désigné depuis, n’est qu’une corruption de Pangani.
Les colons avaient toujours formés deux groupes, dont chacun était plus spécialement sous l’autorité de l’un des deux frères; et, tandis que le plus considérable s’établissait à Langani, avec Amadi pour chef, l’autre, sous la direction de Kambamba, poussa plus au Sud, et s’arrêta sur la petite île de Makambi.
Kambamba avait deux enfants, un fils et une fille. À la mort de son père, celui-là nommé Amadi, comme son oncle, conduisit le groupe dont il était chef dans la baie située sur la grande terre en face de Makambi. Ils s’établirent d’abord sur une petite île qui s’y trouve, puis ensuite au fond de la baie: le village qu’ils élevèrent fut appelé Bouéni, du nom de celui que Kambamba avait fondé à la côte d’Afrique.
Amadi de Langani avait eu plusieurs enfants dont l’ainé Mikdadi lui avait succédé. Ce Mikdadi fut lui-même remplacé par son fils, aussi nommé Amadi, et c’était celui-ci qui commandait Langani, lors de l’arrivée d’Andriamandissouarivou dans le pays. Amadi de Boéni avait eu une fille nommée Mariamo, et un fils appelé Faki qui lui succèda. Enfin, la soeur de ce même Amadi avait eu deux enfants mâles, Bakari et Ibrahim, qui, devenus grands, étaient allés s’établir avec leur gens, le premier dans la baie de Bombetok, où il fonda le village de Kandrani ou Kiouandrani, le second dans celle où débouche la rivière Bâli, dont il donna le nom à son village. À leur arrivée, les colons arabes avaient reçu des indigènes de nom d’Anti-Alaoutsi (hommes d’outre-mer), dont le mot Antalaots’ n’est qu’une contraction: ce nom servit depuis à les désigner, eux et leurs descendants, et à les distinguer des Arabes qui venaient habiter temporairement le pays pour y commercer.
Ces colons, actifs et industrieux, s’adonnèrent surtout au commerce; ils étendirent, en le régularisant, le système d’échange qui existait déjà dans la partie occidentale de l’île, et leurs établissements devinrent, en peu d’années, les lieux de rendez-vous de tous les marchands arabes qui, depuis longtemps, fréquentaient cette côte».
Guillain 1845, note 6, p. 357 et suivantes.
Ce récit recueilli au milieu du XIXe siècle par Guillain présente d’étonnantes similitudes avec les traditions swahilies (comme celle de Kilwa recueillie en 1505 par les Portugais) ou Comoriennes (comme par exemple celle du cadi Omar Aboubacar, 1865) puisque les Antalaotsy revendiquent eux-aussi ce même héritage du Golfe persique ou shirâzi, mis en perspective avec le monde swahili: on reconnaît ainsi le même récit fondateur de l’émigration d’Hassan et des sept boutres. Si cette tradition n’évoque pas explicitement l’origine shirâzi d’Hassan, les ruines de la mosquée de Langany, sur l’îlot de Nossy Manja, baie de Mahajamba, est bien attribuée par la tradition antalaotse comme étant une mosquée shirâzi fondée par les descendants d’Hassan. Pour ce qui est de la chronologie de la fondation des villes, toujours plus au Sud le long de la côte malgache, elle est en tout point confirmée par l’archéologie: le site archéologique de Langany par exemple est plus ancien que ceux de Boény et de Baly comme l’a démontré Pierre Vérin. Plus étonnant, l’évocation de l’abandon des établissements de la baie d’Ampasindava à cause de difficultés agricoles rappelle étonnamment l’abandon de Mahilaka, site également défendu par un rempart, qui selon Chantal Radimilahy et Henry Theodor Wright, les archéologues qui l’ont étudié, serait lié, au XIVe siècle, à un épuisement des ressources agricoles après des siècles de culture sur essarts. Ceci suggère une intéressante filiation entre les ports antalotsy fondés au XVe siècle avec leurs prédécesseurs médiévaux de la baie d’Ampasindava.
2. Les échelles commerçantes antalaotsy dans les sources historiques:
2.1 Les sources arabes:
Malgré une intégration ancienne de la côte malgache aux réseaux commerciaux médiévaux, les écrits arabes sont peu diserts sur ses ports, y compris pour les établissements de la baie d’Ampasindava occupés dès le IXe siècle comme la ville de Mahilaka dont on ignore le nom à l’époque médiévale (son nom actuel vient du village de Mahilaka Kely près duquel le site archéologique se déploie). Il faut attendre la fin du XVe siècle et le routier d’Ibn Majid, pour voir évoqué les noms, entre autres, de Saada (qui signifie forteresse en Antalaoste) pour la baie d’Ampasindava et Louloujan pour Nosy Manja (que les Portugais noteront Lulangane en 1506). L’absence de niveaux archéologiques antérieurs au XVe siècle sur l’îlot de Nosy Manja peut expliquer l’absence de ce port dans les écrits arabes antérieurs.
2.2 Description des établissements antalaotsy dans les sources portugaises du XVIe et XVIIe siècle:
À la suite de Vasco da Gama qui en 1498 atteint l’Inde après avoir doublé le Cap de Bonne Espérance, des expéditions portugaises vont explorer et soumettre rapidement la côte orientale africaine.
En 1506, Tristan Da Cunha qui avait ordre de s’emparer d’Ormuz fait escale à Mozambique. Là, il apprend d’une précédente expédition portugaise que le pays de Matitanana, à la côte Sud-Est de Madagascar, est très fertile et qu’il y existerait en abondance de l’argent et du gingembre selon les informateurs Malgaches qui avaient été ramené à Mozambique. Da Cunha décide alors d’explorer Madagascar par la côte ouest, encore inconnue, pour atteindre par la côte nord la région de Matitanana. La flotte atteint Madagascar au niveau de la baie de Boeni et où elle rencontre les premiers comptoirs arabes.
Le Malgache Bogima qui sert de guide et d’interprète aux Portugais est alors très mal accueilli par les Musulmans de la baie de Boeny qui lui reproche d’avoir conduit ici des chrétiens. Il est sauvé de justesse par l’intervention armée des Portugais. Il faut garder à l’esprit que les Musulmans rencontrés en 1506 par Tristan da Cunha à Madagascar ont certainement eu connaissance du terrible sac de Kilwa et de Mombasa commis par la flotte de Francisco d’Almeida (Freeman-Grenville, 1962: 105-112) l’année précédente en 1505, et qu’ils ont toutes les raisons de craindre l’arrivée des Portugais.
Tristan da Cunha voyant le triste état dans lequel il était [son interprète Bogima] et sachant que la population de la ville [Kingany selon l’hypothèse de Pierre Vérin] était uniquement composée de Musulmans, décida avec les autres commandants d’attaquer la ville le lendemain avant le jour; mais ce fut peine perdue, car tous les habitants avaient fui dans la forêt et ils ne se trouvèrent qu’une vielle femme, qui n’avait pu les suivre. [La relation de ces évènements faite par Fernan D’Albuquerque précise que cette ville fut également incendiée]. Le jour suivant , il fit avancer les navires de plus de trois lieues vers le Nord et il aborda à une autre ville importante [de la baie de Bombetoka] bâtie sur le bord d'une rivière; il ne fit aucun mal aux habitants qui étaient nombreux, mais il s'empara du chef qui était le seigneur du pays et qui, pendant la nuit, le conduisit à un îlot très peuplé, placé dans une baie bien fermée où se jette un grand fleuve, que les Indigènes appellent Lulangane [Langany, sur l’îlot Nossy Manja, baie de Mahajamba]. Sa population était composée de musulmans, plus civilisés et plus riches que ceux qui habitent d'autres points de la côte, car leur mosquée et la plupart des maisons étaient en pierres et chaux, avec des terrasses à la manière des constructions de Kiloa et de Mombaz.
Comme ils avaient aperçu la veille nos bateaux, dès qu'ils virent que nous ne continuions pas à suivre la côte et que nous entrions dans la baie, ils commencèrent, pendant la nuit, à se réfugier sur la terre ferme; mais il y avait beaucoup de monde dans cet îlot et les pirogues n'étaient pas nombreuses, de sorte qu'ils ne purent tous le quitter avant que le navire de Tristan da Cunha et celui de son fils, Nuno da Cunha, l'eussent cerné. Les Portugais tuèrent quelques Maures qui faisaient mine de résister et prirent plus de 500 personnes, dont la plupart étaient des femmes et des enfants; il n'y avait pas en tout parmi elles plus de 20 hommes, entre autres un vieillard qui était le seigneur de ce lieu; les autres avaient réussi à gagner la terre ferme. Dans ce passage du bras de mer, il périt plus de 200 individus, parce que, effrayés comme ils l'étaient, ils s'entassèrent dans les pirogues dont plusieurs chavirèrent. Tristan da Cunha et les autres capitaines s'installèrent dans les principales maisons de la ville, et les matelots festoyèrent gaiement pendant toute la nuit tandis que les captifs étaient tous en larmes.
Le lendemain, à l'aube, ils virent venir une foule d'embarcations où il y avait environ 600 hommes, prêts à mourir pour sauver leurs femmes et leurs enfants qui étaient restés entre les mains des nôtres. Tristan da Cunha, informé de leurs désirs et n'ayant aucune raison de leur infliger un châtiment, leur envoya dire par le chef, qui avait été fait prisonnier la veille, qu'ils pouvaient accoster sans crainte du moment qu’ils venaient chercher leurs femmes et leurs enfants, car il leur permettait des racheter, n’ayant jamais eu l’intention de leur faire du mal, mais voulant seulement prendre des vivres et renseigner sur le pays, et que, si quelques-uns avaient péri, c’était parce qu’ils avaient pris les armes. Une fois arrivé au milieu des siens, le Cheik leur apporta ces paroles et ramena avec lui un Maure vigoureux de belle taille, ayant à la main une simple paire de pagaies, qui, en arrivant auprès de Tristan da Cunha, se jeta à ses pieds, lui demandant d’avoir pitié des innocents qui étaient en sa possession et lui disant qu’il ne fallait pas leur en vouloir de ce qu’ils avaient eu peur des Portugais, car il est naturel qu’une créature éprouve de la crainte en présence de gens inconnus et cherche par tous les moyens à sauver sa vie et celle de ses enfants; que, s’ils avaient su qu’il était si bon et qu’il ne venait pas leur faire la guerre, ils n’auraient pas abandonné leurs maisons, qu’ils lui auraient rendu tous les services qu’ils auraient pu, tout pauvres et sauvages qu’ils étaient.
Tristan da Cunha, en entendant ce discours et en voyant la contenance humble et franche du Maure qui le prononçait et dont la figure triste en disait plus que les paroles, eut pitié de lui et lui dit qu'il se consolât, parce que leurs femmes et les enfants leur seraient rendus, et qu'en échange de ce bienfait il ne demandait que quelques bœufs et des vivres frais, et aussi des renseignements sur le pays. Le Maure, à ces mots, se jeta a ses pieds, baisant la terre sur laquelle ils étaient posés, et, après en avoir demandé la permission, il s'en fut porter la nouvelle à ses compatriotes qui l'attendaient et qui s'en retournèrent de suite à la terre ferme, d'où ils amenèrent plus de cinquante petites vaches, vingt chèvres, du maïs, du riz, et divers fruits.
Par l'enquête à laquelle il se livra, Tristan da Cunha apprit que tous les habitants de l'île Saint-Laurent étaient des Cafres, noirs, avec des cheveux crépus, comme ceux de Mozambique, qu'il y avait seulement, le long de la côte, quelques villes arabes, mais dont les maisons n'étaient pas aussi belles que celles de Langany. Il apprit aussi qu'on trouvait dans cette île un peu de gingembre, mais pas en quantité assez grande pour en charger des navires; quant aux clous de girofle et à l'argent, les Maures n'en connaissaient point, dans le pays, quoi qu'on leur eût dit que de l'autre côté de l'île, dans le Sud, les habitants portaient des manilles d'argent.
Tristan da Cunha s'en retourna à bord, peu satisfait de ces renseignements qu'il ne croyait pas véridiques et persuadé que les Maures le trompaient. Le lendemain, il mit à la voile pour aller à la ville de Sada (Anorotsangana) qui est située plus au Nord et où il arriva tard, quoiqu'il fût parti de très grand matin, de sorte que les matelots furieux du travail qu'ils avaient fait inutilement y mirent le feu, qui se propagea si vite parmi ces cases de roseaux et de chaume que, avant même qu'ils eussent regagné la plage, toute la montagne semblait en feu.
João da Barros, 1552, Da Asia, cité par Grandidier 1903: 27-31
Peu après, la flotte portugaise échoue à franchir le cap d’Ambre, tant les vents de décembre sont contraires. Tristan da Cunha se résigne à rejoindre Mozambique sans atteindre la côte Est de Madagascar. En chemin, il croise l’archipel des Comores (janvier 1507) qui reçoit ainsi la seconde visite d'une flotte portugaise après celle de Vasco de Gama lors de son voyage de retour en 1499.
Au début du XVIIe siècle, le Vice-roi du Portugal à Goa charge des missionnaires Jésuites à s’établir à Madagascar. Si cette implantation est un total échec, les lettres du père Luis Mariano et son routier des côtes de l’île de Saint Laurent (Madagascar) fournissent des renseignements précieux sur les cités commerçantes Antalaotsy:
Mazalagem le Vieux [Langany dans la baie de Mahajamba] est situé un peu au-delà du 15e degré. L'entrée de la baie a une largeur d'une lieue et demie ; dans l'intérieur, elle se rétrécit et ne mesure plus qu'une lieue ; elle est orientée Nord-Sud, et, à environ deux lieues dans l'intérieur et près de sa côte Est, il y a un îlot qu'on voit parfaitement de l'entrée de la baie et qu'on reconnaît sans difficulté à un grand arbre très touffu qui y existe. Cet îlot a été, autrefois, la résidence des rois de Mazalagem, mais, il y a douze ou quatorze ans. (...)
À cinq ou six lieues avant d'arriver à Bueni (lorsque l'on vient du Nord) on trouve le fleuve Managâra [la baie de Bombetoka]. (...)
Bueni qui est le port le plus fréquenté par nos navires (...) se reconnaît très facilement grâce à une petite île triangulaire nommée Macâmbe [nossy Makamby]
(...) À l'entrée même de la baie de Bueni du côté Ouest se trouve Nosy Antseranandava [Nossy Antsoherindava]. Les habitants de Bueni [Nossy Antsoribory] sont des Maures; ils parlent les deux langues de l'île, la langue bouque et la langue de la côte de Malindi avec laquelle ils entretiennent des relations commerciales ainsi, du reste, qu'avec l'Arabie. On y fait surtout un grand commerce d'esclaves des deux sexes, surtout d'enfants que les Maures, et principalement les Arabes, achètent en grand nombre pour les faire servir à des usages infâmes ...
Routier de l’île de Saint Laurent, réalisé en 1613-1614 par le père Jésuite Luis Mariano, cité par Grandidier 1905: 652-655.
On apprend ici que le swahili ( la langue de Malindi) et le malgache (le buque, de l’arabe «buqi», qui désigne les Malgaches) sont les langues parlées par les Antalaotsy qui contrôlent le commerce entre Madagascar et le reste de l’océan Indien occidental. La traite des esclaves, provenant des razzias que les Sakalava opèrent en direction des hauts plateaux malgaches, est le principal commerce de Boeny. Les enfants étaient privilégiés, surtout les garçons qui étaient émasculés pour devenir des serviteurs eunuques alors très recherchés au Moyen-Orient. Lorsque l’on foule aujourd’hui le sable blanc de l’îlot d’Antsohéribory, on imagine guère qu’il était d’usage d’enterrer à mi-corps dans ce sable les esclaves émasculés pour aider à la cicatrisation! Les esclaves issus des hauts plateaux malgaches (Imerina et Betsiléo) et qui n’étaient pas destinés à «l’exportation» vers le Moyen-Orient n’étaient pas émasculés et leurs descendants forment encore aujourd’hui dans la région de Majunga, une caste toujours très modeste, les «Bourzanes», terme excessivement péjoratif qui est employé à Majunga pour qualifier les Malgaches originaires de l’Imerina, quelque soit leur origine sociale. Les Sakalava, pour la mise en valeur de leurs terres agricoles et la surveillance des troupeaux de zébus firent aussi venir des esclaves mozambicains de l’ethnie makwa.
3. Archéologie des établissements musulmans du Nord-ouest de Madagascar
3.1 Mahilaka
Mahilaka est un important complexe archéologique médiéval situé au fond de la baie d’Ampasindava. Il n’existe pas de certitude sur la filiation entre les ports antalaotsy des XVe-XVIe siècles des baies de Mahajamba et de Boeny et l’établissement médiéval de Mahilaka.
Néanmoins, ce comptoir assurément musulman, entouré d’un rempart et doté d’une forteresse et qui connut son apogée entre le Xe et le XIVe siècle décline autour de 1400, à l’époque même où se développent les comptoirs antalaotsy.
Il est donc très tentant d’y reconnaître un déplacement vers le sud de populations déjà assimilables aux Antalaotsy, comme d’ailleurs semble le suggérer la tradition recueillie par Guillain à Nosy Bé (citée plus haut).
Aperçu des ruines de Mahilaka: maçonneries conservées du rempart (cliché A. Garrit 2010).
C’est en 1910 que Lucien Millot rend compte à l’Académie malgache de la découverte d’un important complexe archéologique à Mahilaka. Le site fut visité en 1939 par Decary qui prit quelques notes. En 1947, Charles Poirier étudia sommairement la mosquée. Pierre Vérin y mena également des fouilles en 1967. Chantal Radimilahy qui mena une étude archéologique sur ce site réalisa une importante contribution publiée en 1998.
Sculptures sur corail (porites) provenant des ruines de la mosquée de Mahilaka (découverts par Millot en 1910):
3.2 Nosy Manja
C’est sur ce minuscule îlot à l’entrée de la baie Mahajamba (prononcer Ma’azamb’) qu’était située la ville de Langany, capitale du sultanat antalaotsy dont les autres établissements de la côte dépendaient, attaquée par les Portugais en 1506, détruite lors des conquêtes sakalava vers 1599:
À l'époque où les Sakalava s'établirent dans le Nord il y avait à la côte ouest de Madagascar quatre établissements antalaots (musulmans); l'un et c'était le plus considérable, à Langani, ayant pour chef Amadi, un second à Kandrani dont le chef était Manafi, fils de Bakari; un autre à Bouéni, sous l'autorité de Faki ou Yombi Faki; un quatrième enfin, à Bâli, gouverné par Ibrahim. Tous les quatre relevaient politiquement et religieusement du chef de Langani qui prenait le titre de sultan et pour lequel la prière était dite par tous les colons.
Jusqu'alors, les Antalaots avaient vécu en bonne intelligence avec les Indigènes, sans se reconnaître dépendants de leurs chefs; le conquérant sakalava voulut leur imposer sa souveraineté et fit attaquer Langani. Les habitants résistèrent (...) Ils furent battus et, leur chef Amadi ayant été tué, ils s'embarquèrent avec leurs familles et se réfugièrent à Bouéni.
Guillain 1845 Histoire des établissements antalaots à la côte nord-ouest de Madagascar. Note G. p. 357, cité par Charles Poirier, 1949: p 218.
Les vestiges de Nosy Manja ont été explorées en 1885 par le capitaine de corvette Marin Darbel qui dressa quelques croquis de bâtiments en ruine. Puis en 1913, Jacquier, le chef de district d’Analalava en réalisa une présentation détaillée largement mise à profit par Charles Poirier en 1949. Ce dernier fit une mission d’exploration en 1947 et réalisa quelques croquis de tombes et dressa un plan de l’îlot. En 1966, Pierre Vérin mena une investigation poussée de l’îlot avec prospection et relevé de la nécropole. Il repéra également des villages satellites de Langany dans la baie de Mahajamba, chargés d’approvisionner la ville en riz et en bétail.
Ruines d'un édifice encore visible en 1885 (croquis de Marin Darbel):
Croquis de mausolées de Langany (Nosy Manja) réalisés par Charles Poirier en 1949:
Croquis des vestiges du mihrab de la mosquée shirâzi de Langany (Poirier 1949):
3.3 Kingany
Kingany se situe à l’extrémité Nord de la baie de Boeny, à la rive Ouest, face à l’îlot d’Antsohérindava.
Vue de Kingany depuis l'extrémité nord de l'îlot d'Antsoherindava (cliché M. Pauly 2012)
Selon Pierre Vérin qui étudia ce site en 1967, Kingany n’est que de très peu postérieur à la fondation de Nosy Manja et constitue le plus ancien établissement de la baie de Boeny. D’après son intuition, et bien que les sources portugaises ne mentionnent pas exactement la localisation de cette ville, Kingany serait la ville incendiée par la flotte de Tristan da Cunha en décembre 1506 peu avant l’attaque de Langany. Après cet épisode, la ville aurait été déplacée sur l’îlot d’Antsohéribory.
Pierre Vérin y a identifié de nombreux vestiges dont la seule tombe à pilier -d’architecture swahilie- connue à Madagascar:
Aujourd'hui, une épaisse forêt recouvre les vestiges de Kingany et les racines de gros arbres achèvent de disloquer les belles plaques de corail sculptées qui ornaient les tombeaux de cette ville multiséculaire. A l'extrémité ouest des ruines se dresse un pilier octogonal de près de 3,50 m de hauteur qui marque la tombe d'un sultan. Ce monument, courant sur la côte d'Afrique, est le seul que l'on connaît à Madagascar. Il était traditionnellement attribué aux souverains qui disparaissaient alors qu'ils étaient en fonctions. Un privilège remarquable si l'on considère la fréquence des coups d'État qui secouaient les royaumes musulmans de la côte.
Vérin 1990: 48
3. 4 l’îlot d’Antsohéribory: ultime capitale des Antalaotsy.
Sur cet îlot de la baie de Boeny se trouvait jadis l’ultime capitale des Antalaotsy, appelée Boeny, et décrite par les sources portugaises du XVIIe siècle comme une ville très peuplée (jusqu’à 7000 habitants), il y existe encore aujourd’hui de très beaux vestiges datant pour la plupart du XVIIe siècle. Après la destruction de Langany dans la baie de Mahajamba, les Antalaotsy se réfugièrent dans la baie de Boeny. Longtemps, les navigateurs et cartographes prirent l’habitude de nommer Langany «Vieux Masselage» et Boeny «Nouveau Masselage». Masselage étant la corruption de Mahajamba, que les Malgaches prononcent «Ma’azamb», et qui désigne la baie où se situe l’îlot de Nossy Manja où était située la ville de Langany.
Végétation de forêt sèche sur l'îlot d'Antsohéribory, cliché M.Pauly 2012
L’îlot, tout comme celui d’Antsohérindava est entièrement couvert de sable blanc reposant sur un socle de grès marin. Une mangrove se développe à l’Ouest, et il a la forme curieuse d’une raie manta, avec son étroit prolongement rocheux qui se déploie vers l’Est. Une forêt sèche le recouvre aujourd’hui, un petit hameau de pêcheur existant aujourd’hui au nord, près de l’ancienne mosquée.
tessons à Antsohéribory, clichés M.Pauly 2012
Lorsque l’on parcourt l’îlot, on remarque au sol des quantités de tessons de céramique à décor peigné ou géométrique. On retrouve également des fragments de vaisselle importée: bleu et blanc chinois à motif animalier, bols à fond annulaire persans et portugais provenant du Mozambique. Parfois, l’on rencontre des tertres sableux qui sont autant de tells archéologiques, témoins d’anciennes constructions. Il n’est pas rare de remarquer alors que la sable prend une couleur grise, à cause de la présence de charbon de bois.
ruines de la mosquée, cliché M.Pauly 2012
La mosquée et une construction à l’Est de celle-ci, attribuée à la «case du sultan» ne présentent plus que quelques pans de murs en ruine. À l’inverse, plusieurs nécropoles sont parfaitement conservées. Deux ensembles de sépultures sont les plus remarquables. Elles se situent dans la moitié Sud de l’ïlot. Le premier, appelé «groupe Jully» du fait de l’explorateur qui en a fait le relevé en 1895, présente une succession de mausolées à ailettes assez bien conservés même si les voutes, jadis en coupole, ont aujourd’hui disparu. Les encadrements des portes de ces mausolées sont réalisés à partir de corail sculpté (porites) décorés de moulures plates en gradin et la baie est surmontée d’un arc en plein cintre outrepassé.
mausolées d'Antsohéribory, clichés M.Pauly 2012
La deuxième nécropole est de loin la plus impressionnante, située à 120 mètres plus à l’Ouest du groupe Jully, elle fut relevée et étudiée par Pierre Vérin. On y retrouve des enclos funéraires à panneaux moulurés, des sépultures à ailettes ou simples murets délimitant une forme rectangulaire , et deux mausolées imposants, jadis couverts de coupoles et dont il subsiste aujourd’hui les piliers centraux d’architecture typiquement swahilie avec leur base cubique, le fut de section octogonale et le chapiteau géométrique à quatre face demi-circulaires, à la manière des chapiteaux ottoniens d’Europe médiévale. Il n’est pas rare de voir en négatif dans les maçonneries les traces d’incrustation de bols. Un fragment conservé appartient à un bol chinois de la période Ming, de type bleu et blanc.
détails architecturaux, clichés M.Pauly 2012
Cet îlot sableux, est dépourvu de pierres (malgré l’étymologie bantoue de Boeny, «bweni», le lieu des pierres!). C’est donc du lagon que provient la matière première de ces constructions où les moellons de toutes tailles sont extraits du grès de plage, le mortier est réalisé à base de sable et de chaux corallienne tandis que les encadrements des portes des tombeaux sont sculptés dans du corail (porites), technique courante dans tout l’océan Indien occidental.
Selon Pierre Vérin qui s’appuie sur les tessons d’importations pour dater l’occupation de l’îlot d’Antsohéribory, celui-ci fut principalement occupé aux XVIe-XVIIe siècles, abandonné vers 1750 lorsque la baie de Bombetoka fut privilégiée pour accueillir les navires européens de fort tirant d’eau qui se livraient à la traite. Pierre Vérin envisage même que Kingany, au nord-ouest de la baie de Boeny, est ce comptoir arabe incendié par les Portugais en 1506. Les Antalaotsy se seraient donc établis sur l’îlot d’Antsohéribory jugé plus sûr. Celui-ci, est alors devenu la capitale des Antalaotsy après la destruction de Langany, sur l’îlot de Nossy Manja, baie de Mahajamba, vers 1599. Le XVIIe siècle étant manifestement la période de l’âge d’or de cette cité-commerçante de Boeny. Les nombreuses constructions funéraires décrites plus haut seraient donc à rattacher à cette époque ou un sultan antalaotsy et une importante aristocratie vivent sur cet îlot.
Avec les conquêtes sakalava, Boeny, certes perd son rôle de capitale, mais conserve celui de port de commerce, interface privilégié entre la côte occidentale de Madagascar et le reste de l’océan indien occidental. Les Sakalava sont alors fournisseurs de bétail, riz, et surtout d'esclaves, qu’ils échangent dans ce comptoir antalaotsy auprès des commerçants swahilis, comoriens mais aussi européens, principalement hollandais, contre des tissus indiens, de la vaisselle asiatique, de l’étain, des armes à feu et de la poudre. Loin de disparaître avec la conquête sakalava, les activités commerciales des Antalaotses sont maintenues. Pierre Vérin résume bien ce nouveau rapport équilibré entre Antalaotsy, maîtres du commerce maritime et les nouveaux maîtres sakalava:
«Graduellement, durant le XVIIe siècle, Anglais, Hollandais, Français et même Danois viennent participer au commerce et la baie devient donc un lieu privilégié pour l'approvisionnement et les rafraîchissements, en même temps que pour les livraisons d'armes à feu. Les armes se troquent pour des esclaves et cette nouvelle donnée du commerce conduit le roi sakalava de l’arrière pays à contrôler le commerce des musulmans; ceux-ci font leur soumission et un modus vivendi s’établit, accord dont les étrangers sont vite avisés. Les relations des capitaines de navire font état de la nécessité préalable de visiter le souverain sakalava avant de commencer toute négociation commerciale. Celui-ci fixe d'ailleurs en ces occasions le tarif des marchandises et le montant de sa part. On voit donc s'instaurer au Menabe, comme au Boina, une dualité de capitales. Le siège politique est dans l'intérieur à une certaine distance de la mer (30 à 50 km) car le roi craint les réactions armées de ses interlocuteurs étrangers; le centre commercial des relations est sur le littoral Morondava au Menabe, et le Nouveau Masselage, aussi appelé Boeny puis Antsoheribory, au Boina.»
Pierre Vérin 1990: p.51-52
4. Les Antalaotsy aujourd’hui:
Tombeaux arabes de Majunga, 1894, cliché extrait du "tour du monde", coll.part.
Loin de vivre dans l’opulence de leurs ancêtres, les Antalaotsy que j’ai rencontré à Majenga vivent dans des conditions modestes.
À Katsepy, à la rive méridionale de la baie de Bombetoka formée par l’estuaire de la Betsiboka, vivent encore aujourd’hui des familles antalaotsy descendantes des lignages aristocratiques qui régnaient jadis sur ces anciens comptoirs dits «arabes».
Des liens culturels forts avec ces lieux ancestraux s’y sont maintenus malgré l’abandon des cités commerçantes: certains habitants de Katsepy se font encore aujourd’hui inhumer à Antsohéribory ou dans la baie de Baly et entretiennent régulièrement les tombeaux de l’îlot. Lorsque ces dernières années des universitaires d’Antanarivo visitèrent les ruines de Kingany et d’Antsohéribory, ils demandèrent à être accompagnés par ces Antalaotsy de Katsepy.
Parfois de lignée noble Charifou, certaines familles détiennent encore d’anciens manuscrits de prière et sont, de ce fait, les gardiennes de la tradition islamique sunnite chafii des antalaotsy.
Sur l'étagère d'une maison antalaotsy: manuscrits arabes, encensoir en forme de zébu et cristal de roche protecteur. clichés M.Pauly 2012
En rencontrant Cheban Bakil à Katsepy, j’ai pu constater que la tradition orale des Antalaotsy était encore très vivace et que dans ces familles, les plus âgés maîtrisaient parfaitement leur histoire, et avaient également connaissance des recherches scientifiques à leur sujet puisqu’ils m’ont cité le travail de Pierre Vérin.
Cheban Bakil, antalaotsy de Katsepy et intérieur de la mosquée antalaotsy de Katsepy (clichés M.Pauly 2012).
Les nouvelles générations semblaient malheureusement se détourner de ce savoir qu’elles ne maîtrisent plus.
Embarcation qui nous ramène de Katsepy à Majunga, cliché M.Pauly 2012
Martial Pauly
Références:
Guenier N. 1986 Lexique du dialecte malgache de Mayotte (Comores), Études Océan Indien n°7, numéro spécial Dico-Langues’O, INALCO, Paris, 369 p.
Guillain 1845 Histoire des établissements antalaots à la côte nord-ouest de Madagascar.
Grandidier A. (et alii) 1903, Collection des Ouvrages Anciens de Madagascar, Paris, Comité de Madasgascar tome I, 600 p.
Grandidier A. (et alii) 1905, Collection des Ouvrages Anciens de Madagascar, Paris, Comité de Madasgascar tome III, 758 p.
Poirier C. 1949 «terre d’islam en mer malgache», cinquantenaire de l’académie malgache, Tananarive, Imprimerie officielle, pages 193-261.
Radimilahy, 1998, Mahilaka: an archaeological investigation of an early town in northwestern Madagascar, Studies in African Archaeology (Uppsala), 1998, n° 15, 293 p.
Vérin P. 1972 Histoire ancienne du Nord-Ouest de Madagascar, Taloha 5, revue du musée d’Art et d’Archéologie, Université de Madagascar, 175p.
Vérin P. 1975 Les échelles anciennes de commerce sur les côtes nord de Madagascar, thèse d’État, 2 tomes, Lille, Service de reproduction des thèses, 1975, 1 028 p.
Vérin P. 1986 The history of civilisation in north Madagascar, translated by David Smith, Boston, A.A. Balkema.
Vérin P. 1990, Madagascar, Karthala, Paris, 160 p.
Vernier E. et Millot J. 1971 Archéologie malgache, comptoirs musulmans, catalogue du musée de l’Homme, Paris, 180 p.
Wright. H.T (et alii) 1996, «The evolution of settlement systems in the bay of Boeny and the Mahavy river valley, north-western Madagascar», Azania: Archaeological Research in Africa, volume 31, pages 37-73.
Wright H., Radimilahy C. & Allibert C. 2005 «L ’ évolution des systèmes d’ installation dans la baie d’Ampasindava et à Nosy-Be», Taloha, n° 14-15 http://www.taloha. info/document.php?id=137
La céramique produite à Mayotte autour de 1300 présente des décors remarquables, caractérisés par l'ajout de décors en relief ou modelés sur la carène. Ces décors présentent une filiation intéressante avec la tradition céramique de Kilwa (Tanzanie) du 14ème siècle, et à ce titre témoigneraient de l'influence culturelle swahili à Mayotte sous l'impulsion du sultanat de Kilwa.
Tessons à décors modelés, Acoua, 14ème siècle, cliché M. Pauly 2011.
Associée à des importations du 14ème siècle, voire de la seconde moitié du 13ème siècle pour la mustard ware yéménite , mais également à Acoua à des niveaux comportant des charbons datés par analyse RC14, du 14ème siècle, la céramique commune mahoraise présente des profils carénés souvent montés en deux temps (avec des stries d’adhésion entre le col et la carène). Elle est décorée à l’extérieur par une double impression de points à la base du col et par des décors modelés rajoutés sur l’inflexion de la carène.
Ces décors modelés se présentent soit comme deux boules ou mamelons placés côte-à-côte, soit deux côtes épousant verticalement l’inflexion de la carène jusqu’au fond de la céramique. Certains tessons, de taille importante, conservent les deux types de décors (mamelons et côtes) ce qui révèlent une intéressante alternance côtes/boules, caractéristique de ces productions du 14ème siècle.
Acoua, tessons à décors modelés, dessin M. Pauly 2012
Restitution de la composition des motifs modelés:
Ces décors modelés apparaissent au cours du 13ème siècle. Pour l’ensemble de l’archipel des Comores, seuls quatre exemplaires (dont trois reconnus à Mohéli sur les site de Mifuni et Mwali Mjini, le dernier à Mayotte sur le site de Majicavo) comportent des décors modelés associés au motif en arca (Chanudet 1988 et 2009, Liszkowski 2000:404), dans ces cas, les décors modelés (des côtes verticales) sont placées sur le col, et non sur la carène.
Cette céramique à décor modelée identifiée à Mayotte est également présente à Anjouan (site de Sima: Wright 1992), et à Mohéli (site de Mifuni: Chanudet 1988 et 2009).
Le site malgache de Kingany (baie de Boina) présente quelques tessons avec décors modelés en forme de mamelons (Vérin 1975). Ce décor est pourtant absent à Mahilaka (Radimilahy 1998), malgré une occupation poursuivie au 14ème siècle.
À l’inverse de Madagascar, les décors modelés sont très courant au 14ème siècle à la côte tanzanienne, particulièrement à Kilwa (période IIIa). Chittick lui a donné l’appellation «husuni modelled ware», car elle se rencontre notamment dans les niveaux du 14ème siècle du palais Husuni Kubwa (Chittick 1974:326-327).
Il est observé que la diffusion de cette céramique à décors modelés se limite aux régions littorales contrôlées par le sultanat de Kilwa au 14ème siècle: sa fréquence décline vers les sites de l’intérieur (Wynne-Jones 2007):
Yet it also seems that there may have been some proportional differences. The ceramics identified by Chittick as 'Husuni Modelled Ware' and dated to the fourteenth century, due to their association with the palace of Husuni Kubwa, can be said to have a regional distribution, and are not known from any other coastal locations. They are decorated with moulded projections, among which bowl forms predominate. Although they are found across the hinterland, numbers are very restricted and they are significantly outnumbered by necked jars of incised decoration which appear to be a continuation of earlier types. This contrasts with the town, where both types were present, but with the opposite proportions, with Husuni Modelled Ware outnumbering the incised wares.
La céramique à décor modelé est également bien présente sur les sites côtiers du nord Mozambique où elle témoigne des contacts avec le sultanat de Kilwa (Sinclair et alii 1993:425).
Les décors modelés sont très rares sur les sites côtiers kenyans (Manda, Shanga et Gedi) ce qui semble privilégier une origine tanzanienne dans la région de Kilwa. Stéphane Pradines a rencontré en effet des décors modelés à Sanjé ya Kati (établissement dans la baie de Kilwa) dès les niveaux du 12ème siècle (communication personnelle). Hormis quelques rares exemplaires (où des côtes modelées sont associées au motif médiéval à "arca") découverts à Mayotte (site de Majicavo, Liszkowski 2000) et à Mohéli (Mwali Mjini, Chanudet 1988) une telle ancienneté pour ce type de décors n’est pas attestée aux Comores à cette époque et privilège donc une origine côtière tanzanienne pour les décors modelés.
Néanmoins, malgré des profils similaires, on ne retrouve pas dans les productions céramiques de Kilwa une distribution des décors modelés identique à celle observée à Mayotte: en effet, chaque production régionale détient manifestement sa propre originalité. Ces décors, dont la signification n’est pas connue (décors anthropomorphes?), traduisent certainement la poussée culturelle swahili (en provenance de Kilwa) et révèle l'influence de ce sultanat prospère sur la culture matérielle des Comores, et particulièrement mahoraise.
Références citées:
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Vérin P. 1975 Les échelles anciennes de commerce sur les côtes nord de Madagascar, thèse d’État, 2 tomes, Lille, Service de reproduction des thèses, 1975, 1 028 p.
Wright H.T. 1992 « Nzwani and the Comoros », Azania (Nairobi), n° 27, p. 81-128.
Wynne-Jones S. 2007, Creating urban communities at Kilwa Kisiwani, Tanzania, AD 800-1300. Antiquity, 81, p. 368-380.
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Référence électronique:
Stéphane Pradines, « Commerce maritime et islamisation dans l’océan Indien : les premières mosquées swahilies (xie-xiiie siècles) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 130 | février 2012, mis en ligne le 21 février 2012. URL : http://remmm.revues.org/7446
L’islamisation de l’Afrique de l’Est, durant la période médiévale, est un processus lent, sans prosélytisme, longtemps limité géographiquement aux seuls comptoirs commerciaux tenus par les islamisés et disséminés le long de la côte africaine jusqu’à des régions aussi éloignées que la baie de Sofala au Mozambique, où le nord-ouest de Madagascar. Parmi ces communautés commerçantes où se côtoient Arabo-persans, Africains bantous (mais également Austronésiens à Madagascar et aux Comores), se forgent, dès les IXe-Xe siècles, l’originalité de la civilisation swahilie. L’islam y fédère alors des groupes ethniques aux modes de vie et origines variés et participe au processus de distinction des élites swahilies. Les écrits des auteurs arabes médiévaux sont peu diserts sur la diffusion de l’islam à la côte Est africaine, aux Comores et à Madagascar. Il est néanmoins possible de reconstituer ces processus à partir des bribes d’informations qu’ils nous ont laissées.
Le monde africain swahili, périphérie intégrée de l’Islam médiéval, n’échappe pas aux répercussions des bouleversements politico-religieux qui trouvent leur origine parmi les pays du Golfe persique et de la péninsule sud-arabique avec lesquelles l’Afrique orientale entretenait des liens commerciaux et culturels forts dès la fin du premier millénaire de notre ère.
L’islamisation de l’Afrique de l’Est s’inscrit dans un processus dont les premières étapes débutent dès les premiers siècles de l’Hégire, comme corollaire à la connexion commerciale de l’Afrique orientale au système monde afro-asiatique. Ces échanges commerciaux, qui s’intensifient à partir du IXe siècle sous l’impulsion de marins du Golfe persique, sont en effet propices à la diffusion des techniques et des idées, notamment l’islam, objet de notre propos.
Avant le Xe siècle, il semble que l’islam n’atteigne l’Afrique de l’Est qu’à la faveur de l’exil de musulmans dissidents, tels les Ibadites d’Oman et les Zaidites du Yémen, persécutés par les armées califales omeyades puis abassides. Ainsi, c’est semble-t-il dans ce contexte culturel qu’il faut comprendre la présence d’une mosquée primitive à Shanga (archipel de Lamu, Kenya), datée par l’archéologue Mark Horton du VIIIe siècle [Horton, 1996]. Il s’agit de la plus ancienne mosquée découverte en Afrique orientale. Actuellement dans l’archipel des Comores tout comme à Madagascar, il n’est pas connu par l’archéologie de mosquée antérieure aux XIe-XIIe siècles (1). Toutefois, au Mozambique, le site côtier de Chibuene (au sud de Sofala) a livré, dès le IXe siècle, une sépulture de rite musulman [Sinclair, 1987], témoignage le plus austral de l’expansion du commerce des islamisés en Afrique orientale durant la période médiévale. Les comptoirs de la région de Sofâla devenant dès le IXe siècle des lieux d’échange privilégiés pour les islamisés venus y échanger principalement l’or acheminé depuis les royaumes médiévaux du Monomatapa (Mapungubwe, puis Great Zimbabwe). Plus tard, aux XIIIe- XIVe siècles, le monopole du commerce de l’or de Sofâla, contrôlé par la cité swahilie de Kilwa (au sud de la Tanzanie) a fondé la prospérité de ses sultans.
À partir du Xe siècle, à la faveur des contacts commerciaux qui s’accentuent entre l’Afrique de l’Est et le Golfe persique, les communautés musulmanes vont se multiplier sur le littoral africain. Ces groupes de commerçants chiites originaires du Golfe persique seraient à l’origine du mythe «shirâzi» partagé dans l’ensemble du monde swahili, du sud de la Somalie au nord-ouest de Madagascar, et principal référent idéologique des clans aristocratiques qui dirigeaient les cités-États swahilies [Horton 1996, 2000, Pradines 2009]. Au milieu du Xème siècle, Borzog ibn Shahriyar rapporte dans son ouvrage, Les Merveilles de l’Inde, les aventures extraordinaires d’un roi Zenj (ce mot (2) désigne les populations africaines rencontrées par les marchands du Golfe persique, le long du littoral africain, du sud de la Somalie à l’actuel Mozambique), capturé et devenu esclave au Moyen-Orient, et comment ce dernier, après de nombreuses aventures, parvint à regagner son royaume en Afrique de l’Est, dans la baie de Sofala [Freeman Grenville 1962]. Ce récit extraordinaire à plus d’un titre, est néanmoins la plus ancienne évocation de l’islamisation en Afrique de l’Est, et illustre comment cette religion gagna progressivement les élites africaines au contact des commerçants du Golfe Persique au cours du Xe siècle.
En 916, Al Masundi, qui navigue sur un navire omanais, atteint l’île de Qanbalu, en pays des Zanj (probablement l’île de Zanzibar ou encore Pemba), il l’évoque ainsi dans son ouvrage Les Prairies d’Or:
«Les pilotes d’Oman traversent la mer de Berbera pour atteindre l’île de Qanbalu, qui est dans la mer des Zanj. Sa population est un mélange de musulmans et de Zanj idolâtres.(...) Une de ces îles qui est à un ou deux jours de navigation de la côte, a une population musulmane et une famille royale. C’est l’île de Qanbalu que nous avons déjà évoquée» [Freeman-Grenville, 1962].
Cette présence prédominante en Afrique orientale des marins originaires des ports du Golfe persique laissent supposer que l’islam diffusé à cette époque en Afrique de l’Est par ces marins arabo-persans est principalement de confession chiite, soit par l’intermédiaire du royaume qarmate (chiites ismaéliens) qui contrôlaient la région du Bahreïn, soit par le royaume Buyaïde (chiites duodécimains) dont la capitale, Shiraz, et le port de commerce de Siraf (détruit par un séisme autour de 970) ont laissé une empreinte importante dans les traditions orales d’Afrique de l’Est. Les musulmans n’en restent pas moins très minoritaires en Afrique de l’Est, cette religion, sans prosélytisme, caractérisant les seules élites swahilies naissantes, uniquement présentes sur de rares comptoirs commerciaux retranchés sur des îles et baies facilement défendables de la côte africaines.
Au XIIe siècle, l’islam opère une poussée remarquable en direction du Nord-Ouest de Madagascar, via l’archipel des Comores: les plus anciens témoignages de présence musulmane aux Comores datant de cette période, tandis que la grande cité commerçante de Mahilaka, au fond de la baie d’Ampasindava se développe: Pierre Vérin y a révélé les vestiges de la plus ancienne mosquée de Madagascar [Vérin, 1975]. Aux Comores, les plus anciennes sépultures musulmanes attestées par l’archéologie: Bagamoyo à Mayotte, [Courtaud, 1999], et les mosquées primitives de Sima et Domoni (Anjouan) fouillées par l’équipe de H.T. Wright [Wright, 1992] datent également du XIe-XIIe siècle. À Mayotte, sur le site archéologique d’Acoua-Agnala M’kiri, nous avons pu fouiller un édifice -probable mosquée- dont l’architecture se rattache à ces premières mosquées antérieures au XIIIe siècle, bâties en pierres de corail taillées et disposées en assises régulières [Pauly, 2013]. Ce processus d’islamisation aux Comores accompagne une poussée culturelle swahilie que l’archéologie révèle notamment par la généralisation de l’architecture en pierre dans tout l’archipel des Comores [Pauly 2010].
Au XIIe siècle, la notice que le géographe arabe al-Idrisi consacre aux Comores évoque l’islamisation complète de ses élites, du moins pour l’île d’Anjouan:
«Parmi les îles Javâga est l’île d’Al-Anguna [Anjouan]. La population de cette île, bien que mélangée, et actuellement principalement musulmane»
[Freeman Grenville 1962, traduction reprise par Viré en 1984]
Nos recherches archéologiques sur la nécropole d’Antsiraka Boira au nord-ouest de Mayotte confirment également l’ancrage de l’islam parmi les populations de la Grande Terre au cours du XIIe siècle, avec toutefois une phase de syncrétisme puisque les tombes étudiées, qui par leur architecture et la disposition des défunts relèvent du rite funéraire musulman classique, s’en écartent manifestement par la présence de parures (colliers, pagnes brodés de perles), et d’objets du quotidien accompagnant les défunts [Pauly, 2014b]. Ces découvertes font échos à celles réalisées durant la première moitié du XXe siècle au Nord-Est de Madagascar, parmi la nécropole de Vohémar (datée des XIIIe-XVIIe siècles), et attribuée à la culture des Malgaches islamisés rasikajy [Vernier et Millot, 1971].
Au XIIIe siècle, un important changement religieux s’opère avec la diffusion en Afrique de l’Est de l’islam sunnite chaféite qui supplante les traditions chiites: Ibn-Al-Mujawir signale l’existence d’une école chafii à Kilwa, cité tenue un temps par des Ibadites d’Oman. En 1331, le sunnisme chaféite est devenu la règle pour les principales métropoles d’Afrique orientale lorsque Ibn Battuta séjourne en Afrique de l’Est (Mogadiscio, Mombasa et Kilwa), [Horton 1996, Pradines 1999].
La conversion de l’Afrique de l’Est à l’islam sunnite chaféite résulte d’un bouleversement politico-religieux qui trouve son origine en Egypte puis au Yémen: Au XIIe siècle, la dynastie des Ayyûbides succède à celle des Fatimides. Le sunnisme chaféite remplace désormais le chiisme ismaélien des Fatimides. En conquérant le Yémen, les Ayyûbides restaurent également le sunnisme parmi ses élites. Puis la dynastie des princes Rassûlides contribue au XIIIe siècle à diffuser le sunnisme en Afrique de l’Est à la faveur des courants commerciaux entretenus entre le Yémen et l’Hadramwut et l’Afrique orientale comme en témoigne la diffusion en Afrique de l’Est de la poterie yéménite «mustard ware» ou «noire et jaune», également présente aux Comores. Cette suprématie nouvelle des clans yéménites et hadrami en Afrique de l'Est serait à l’origine de révolutions comme celle qui renverse le dernier sultan de la dynastie shirâzi de Kilwa au profit de la nouvelle dynastie yéménite des Madhali à la fin du XIIIe siècle [Horton 1996, Pradines, 1999].
Aux Comores, il en serait autrement, car bien après l’adoption en Afrique de l’Est du Sunnisme chaféite, l’islam chiite serait encore présent, ou sous la forme de traditions encore très vivaces, ce qui laisse envisager un certain conservatisme religieux chiite aux Comores:
En effet, en 1427, l’inscription de la mosquée du Vendredi de Moroni présente encore une invocation chiite requérant la protection d’Ali et de sa famille [Blanchy et Said, 1989].
De même, un certain nombre de chefs de Mayotte (appelés fani) dont la tradition a conservé les noms, et qui régnaient avant l’unification de l’île par un sultanat à la fin du XVe siècle, portent le titre de «pir» qui, comme l’a observé Claude Allibert, désigne les chefs des confréries soufi dans les sphères chiites [Allibert, 1984].
Ces éléments fournissent un faisceau d’indices suggérant que l’islam chiite et ses traditions, était encore bien présent aux Comores, plus d’un siècle après la conversion de l’Afrique de l’Est à l’islam sunnite chaféite.
Pourtant, selon le témoignage de Piri Reis, daté du premier quart du XVIe siècle, l’islam sunnite chaféite est désormais généralisé aux Comores : «ils sont chafii, en eux, point d’hypocrisie», [Allibert; 1989].
C’est donc que la mutation religieuse entrainant la conversion définitive des élites comoriennes au sunnisme chaféite s’est opérée au cours du XVe siècle.
L’arrivée de clans shirâzi sunnites originaires de l’Afrique swahilie, et l’établissement des sultanats qui s’en suivit [Pauly, 2010] y sont certainement pour beaucoup: ils auraient entraîné chez les élites comoriennes leur conversion au sunnisme chaféite, certes, pas sans heurts, puisque certaines traditions rapportent de graves discordes survenues entre les nouveaux sultans shirâzi et certaines élites refusant de se convertir, prônant l’adage «Quand quelqu’un a appris le Coran, il fait la prière jusqu’à la mort» (Chronique de Tsingoni de Cheik Adinani, 1965, citée par Gourlet, 2001). L’instauration des sultanats shirâzi à la fin du XVe siècle marque ainsi la fin du conservatisme religieux aux Comores et l’adoption du sunnisme chaféite qui est encore pratiqué majoritairement aux Comores aujourd'hui.
À Mayotte, comme ailleurs dans les autres îles de l’archipel des Comores (Domoni, Sima à Anjouan, Ntsaweni en Grande Comore), les sultans font bâtir de nouvelles mosquées ou embellir des édifices plus anciens par l’ajout d’un mihrab en pierres de corail sculptées. Ainsi, la mosquée des sultans shirâzi de Tsingoni à Mayotte, dont le mihrab comporte une inscription de 944H/1538 , témoigne de ce nouvel élan architectural et artistique impulsé par le nouveau pourvoir politique des sultans, héritiers des traditions swahilies enracinées durant la période médiévale.
Martial Pauly
archéologue
Note 1: Ibrahim Moustakim et Félix Chami ont entrepris en 2010 un sondage à l’intérieur de la mosquée de Ntsaweni, qui selon la tradition orale serait la première localité islamisée des Comores, et ce, dès le premier siècle de l’Hégire. Un certain emballement médiatique a accompagné l’annonce de la découverte d’une mosquée du VIIe siècle à la fin de ce chantier. Toutefois, cette datation n’a pas été confirmée depuis, le mobilier d’importation associé est peu convaincant, aussi, les datations C14 des nivaux antérieurs à cette mosquée primitive ont fourni le XIe/XIIe siècle comme datation, voire le XVe/XVIe siècle s’il faut comme évoqué par I. Moustakim dans son mémoire, apporter une correction à cette datation en intégrant une origine marine à cet échantillon. La première phase de construction de cette mosquée de Ntsaweni s’inscrit donc dans le contexte plus large et documenté de la généralisation de la pratique de l’islam aux Comores à partir du XIIe siècle, période à laquelle se rattachent les plus anciennes mosquées et sépultures musulmanes étudiées par les archéologues dans l’archipel [Wright, 1992, Allibert et Argant, 1983, Courtaud, 1999, Pauly ,2014a].
Note 2, ce terme, Zenj ou Zanj, également connu des auteurs greco-romains qui désignaient ces régions sous le nom d’Azania, est à l’origine du nom Zanzibar (littéralement la Mer des Zanj, «Zanj Bahr» en arabe) qui désignait initialement toutes les îles et rivages de la côte est africaine, entre le pays de Berbera (Nord de la Somalie) et le pays de Sofala (Mozambique), avant de ne désigner uniquement l’île tanzanienne de Unguja (Qanbalu?), principal centre du commerce fréquenté par les islamisés au Xe siècle.
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2013, «Acoua-Agnala M’kiri (Mayotte 976), archéologie d’une localité médiévale de Mayotte (XIIe-XVe siècles), entre Afrique et MAdagascar», Nyame Akuma 80, décembre 2013, pp. 73-90.
2014a, «La diffusion de l’islam à Mayotte à l’époque médiévale», Taarifa 4, revue des archives départementales de Mayotte, pp. 63-89.
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1992, «Nzwani and the Comoros», Azania (Nairobi), n°27, pp.81-128.
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The Society of Mayotte History and Archaeology (SHAM) was founded in 1990. For the last twenty years it has undertaken archaeological researches on the island in close connection with the French National Cultural Authorities (DRAC) and the Centre d'Etude et de Recherches sur l'océan Indien occidental et le Monde Austronésien (formerly CEROI, nowadays CROIMA, INALCO, Paris). Several archaeological sites have already been discovered and studied. Besides, the Society has played a part in the elaboration of the island archaeological map. Its members have published many articles and books.
Key words: archaeological excavations, Comoro Islands, Mayotte island, Indian Ocean, cultural traditions, Swahili and Malagasy civilisations, Austronesian civilisation, history,
mediaeval pottery, stone architecture, Dembeni civilisation, island civilisation, islamisation, shirazi sultanate, islamic civilisation, mediaeval trade, human migrations.
Ce site propose la découverte de la recherche archéologique à Mayotte, facette peu connue de son patrimoine historique, riche d'une occupation humaine attestée dès le VIIIe siècle après J-C.
C'est uniquement l'histoire ancienne ou pré-coloniale de Mayotte, antérieure à sa cession à la France en 1841 qui est présentée ici.